Il serait tentant de voir en César Franck avant tout un génial organiste, lui qui fut en 1859 le premier titulaire du grand Cavaillé-Coll de l’église Sainte-Clotilde et tint à partir de 1872 la classe d’orgue du Conservatoire de Paris. Mais le discret « Père Franck », comme ses élèves l’appelaient affectueusement, ne s’est pas contenté de laisser une trace dans la musique sacrée. Habile au piano, grand admirateur de ses prédécesseurs germaniques qui avaient fait de cet instrument profane le protagoniste d’œuvres fantastiques (Carl Maria von Weber, Konzertstück, 1821 ; Franz Liszt, Totentanz, 1849), le compositeur liégeois leur emboîte le pas en écrivant en 1884 une courte pièce pour piano et orchestre à partir d’un poème de Victor Hugo, Les Djinns. Dans ce texte très musical, les vers vont crescendo et decrescendo, comptant de plus en plus de syllabes avant de refluer jusqu’au silence, à l’image des démons traversant la nuit. Franck adopte tout d’abord la même trajectoire, partant d’un parcours harmonique simple qu’il enrichit, allonge et complexifie progressivement. Le compositeur reprend ensuite une autre caractéristique du poème : l’opposition entre les djinns furieux et les implorations du narrateur dans la tourmente. Face à l’orchestre infernal, le piano devient alors la voix du poète, « suppliant, mais avec inquiétude et un peu d’agitation », précise Franck. En résulte une forme musicale singulière qui rejoint in fine la morale chrétienne chère au compositeur, la foi triomphant des démons.
Satisfait de la création de l’ouvrage en mars 1885, le compositeur conçoit pendant l’été suivant une série de Variations symphoniques pour piano et orchestre afin de remercier le pianiste Louis Diémer, premier exécutant des Djinns. Franck s’empare ainsi d’une forme qui a donné lieu à des œuvres fameuses, des Variations Goldberg de Bach aux Études symphoniques en forme de variations de Schumann en passant par les Variations Diabelli de Beethoven. Le début de la pièce rappelle d’ailleurs Beethoven et le mouvement lent de son Quatrième Concerto, dans son opposition frontale entre un motif implacable à l’orchestre et un geste plaintif du piano. À partir de ce double embryon, Franck développe très progressivement un discours qui aboutit naturellement au thème à proprement parler, présenté au piano sous l’apparence d’un choral. Si un tel début a pu déconcerter des auditeurs du XIXe siècle, c’est pourtant bien là qu’on reconnaît le style de Franck, sa pratique de l’improvisation à l’orgue étant très perceptible dans cette construction singulière.
Exact contemporain de César Franck, Anton Bruckner semblait lui aussi destiné à vouer sa vie à la musique sacrée. Fils de l’organiste d’un petit village de Haute-Autriche, le jeune garçon intègre bientôt le chœur de l’abbaye voisine de Sankt-Florian dont il devient l’organiste attitré avant d’accéder à la tribune convoitée de la cathédrale de Linz en 1856. Une carrière de musicien virtuose et de compositeur de musique sacrée s’ouvre à lui mais sa fascination pour le répertoire orchestral ne lui fait pas renoncer à sa « vocation de symphoniste », ainsi qu’il l’appellera plus tard. Après trois premières symphonies aux destinées contrastées (il en éliminera deux de son catalogue), sa Symphonie no 2, créée en 1873 à Vienne pour les festivités de clôture de l’Exposition universelle, constitue la pierre d’angle de son corpus orchestral.
Bruckner y introduit des procédés qui seront caractéristiques de l’ensemble de son style symphonique : marqué par l’orchestre mystique et grandiose de Wagner depuis sa découverte de Tannhaüser, il étire les proportions des quatre mouvements, élabore de grandes sections de développement, trace de longs et lents crescendos. Pour soutenir cette architecture impressionnante, Bruckner met à profit sa science contrapuntique d’organiste : il multiplie les couches et les textures instrumentales et trace des lignes aux rythmes obstinés. On peut d’ailleurs entendre dans cette Symphonie no 2 d’autres échos de l’art sacré du compositeur, une citation du Kyrie de sa Messe en fa mineur se glissant dans le finale. Malgré le succès public et critique de la création, Bruckner retouchera sa partition à l’occasion de la deuxième exécution de l’œuvre quelques années plus tard afin d’en réduire la forme, opérant ici des coupes (dans le finale), rehaussant là un tempo (l’Adagio du mouvement lent devient Andante), ôtant quelques-uns de ces silences de cathédrale qui avaient valu à l’œuvre le surnom de « Symphonie des pauses ». C’est cette nouvelle version de 1877 qui est programmée ce soir.
En guise de prélude à ce concert d’ouverture, des applaudissements retentiront dans l’Auditorium Rainier III : ceux de Clapping Music de Steve Reich, annonçant les nombreuses œuvres américaines présentées lors de cette édition. Dans ce bref duo imaginé en 1972, Reich expérimente non sans humour la technique du déphasage avec le matériau instrumental le plus rudimentaire qui soit, les applaudissements d’un musicien se décalant progressivement avec ceux de son partenaire jusqu’à ce que le tandem finisse par se synchroniser à nouveau. Mais on peut aussi entendre dans cette pièce un inventaire musical, énumérant les douze façons de combiner en duo un même motif rythmique sur douze croches. Au-delà du clin d’œil, Clapping Music est alors une invitation à explorer tous les chemins musicaux possibles. N’est-ce pas idéal pour ouvrir un festival ?
Tristan Labouret