L’image que l’on associerait volontiers à la création schubertienne, c’est celle d’une source jaillissante, tant l’invention semble spontanée : vingt-trois sonates pour piano, vingt-quatre si l’on ajoute la Wanderer-Fantasie. Mais le chiffre, impressionnant à première vue, masque la réalité, car dix de ces partitions restent inachevées. C’est le cas des trois premières, en 1815 et 1816, Schubert ne parvenant à surmonter l’obstacle qu’en mars 1817, avec l’impétueuse Sonate en la mineur D. 537. La vaste forme en plusieurs mouvements résiste à ce musicien plus à l’aise dans la miniature : le format des six Moments musicaux composés entre 1823 (n° 3) et 1827-1828 (quatre des morceaux, dont le n° 5), qui doivent leur titre à l’éditeur Leidesdorf. Les deux pièces proposées par Michel Dalberto s’enracinent dans un imaginaire chorégraphique (danse hongroise pour le Moment musical n° 3, galop fougueux pour le n° 5). Particulièrement brèves, elles s’inscrivent dans l’esthétique du fragment célébrée par Friedrich Schlegel : « Pareil à une petite œuvre d’art, un fragment doit être totalement détaché du monde environnant, et clos sur lui-même comme un hérisson. »
Au moment où Schubert compose la Sonate D. 537, il est déjà l’auteur de lieder exceptionnels, comme Marguerite au rouet (1814) et Le Roi des aulnes (1815). D’ailleurs, certains galbes mélodiques, motifs rythmiques et formules instrumentales de sa partition pianistique évoquent l’univers du lied (genre condensé et concentré par excellence) plus que celui de la sonate telle qu’on la concevait alors. Il n’est pas fortuit que le thème du deuxième mouvement préfigure la mélodie d’Im Frühling (mars 1826), sur un poème d’Ernst Schulze, dont le dessin reparaîtra une dernière fois dans le finale de la Sonate pour piano en la majeur D. 959, à l’automne 1828.
La sève vocale nourrit aussi la Wanderer-Fantasie D. 760 (novembre 1822), connue pour ses variations sur le lied Der Wanderer (1816). L’Adagio de la Fantasie utilise en effet le matériau musical de la deuxième strophe du poème de Georg Philipp Schmidt von Lübeck : « Le soleil me paraît ici si froid, / La fleur, fanée, la vie, vieillie, / Et ce qu’ils disent, un vide écho ; / Je suis un étranger partout. » Mais, plus qu’à cette citation, la Wanderer-Fantasie doit son originalité à une cellule rythmique unificatrice issue du lied et présente dans la totalité des mouvements : il s’agit du rythme dactylique (une longue – deux brèves), fréquent chez Schubert qui l’associe souvent au pas du Wanderer (« promeneur » dont le romantisme allemand a fait une figure d’errant). Modifié dans le Presto pour s’adapter à la métrique à trois temps, ce motif n’en conserve pas moins son profil caractéristique. Autre geste affirmant une volonté d’unité et de continuité encore rare à l’époque, l’œuvre se joue sans interruption. La virtuosité spectaculaire, inhabituelle chez Schubert, ainsi que la structure interne de l’Allegro con fuoco initial (émancipée des moules préétablis) et le fugato du finale affirment également le besoin d’explorer des voies nouvelles.
Tout au long de sa vie, Schubert s’acharne à conquérir la grande forme. Ses trois dernières sonates, composées en septembre 1828, deux mois avant sa mort, concrétisent l’aboutissement de cette quête. Semblables à une promenade, à un paysage coloré d’irisations harmoniques et de combinaisons de timbres sans cesse renouvelées, elles se libèrent du développement thématique générateur de conflit. Dans leur façon de faire vivre le temps musical, elles s’affranchissent du modèle beethovénien. Les années de labeur qui les précèdent, jalonnées de partitions inachevées, révèlent la difficulté à inventer un autre type de matériau, susceptible toutefois de nourrir des œuvres au long cours. L’inspiration vocale, une fois encore, aide à sortir de l’ornière. Dans la Sonate en si bémol majeur D. 960, dépourvue de la virtuosité démonstrative dont abusera parfois le romantisme, l’importance du cantabile s’entend dès les premières mesures.
Des ombres se glissent parfois dans cette musique qui plonge dans l’intimité de son créateur. On songera en particulier au trille qui, dans le Molto moderato initial, vient inopinément interrompre le chant : un bourdonnement étrange et menaçant dont les variantes deviennent ensuite le fil conducteur du mouvement. On songera surtout à l’Andante sostenuto, confidence douloureuse et hypnotique, tenue à distance par l’effusion onctueuse de l’épisode central, avant que le retour à l’introversion désolée ne porte la déréliction à son comble.
Mais l’ivresse de la danse, sublimation de l’esprit viennois, conjure ces humeurs noires dans le troisième mouvement. L’élan du Scherzo vif-argent se prolonge d’ailleurs dans le finale, dont certains épisodes caracolent sur un rythme de tarentelle. Caractéristique du dernier Schubert, cette frénésie affirme le triomphe de l’énergie vitale, tout en donnant la sensation d’une fuite en avant, suspendue au-dessus du gouffre.
Hélène Cao