L’art n’est qu’un moyen pour s’enivrer, un vin merveilleux.
(Alexandre Scriabine)
Mortels, je vais vous enseigner
Les mystères des célestes harmonies
Que les hymnes et les gloria
Retentissent sur la lyre du soleil !
(Alexandre Scriabine, L’Acte préalable)
La vie d’Alexandre Scriabine fut tournée exclusivement vers son œuvre ; celle-ci se voulait le témoin d’un itinéraire spirituel dont le but, incarné par Le Mystère, sorte de rituel et de spectacle total universel initiatique (qui ne verra jamais le jour), était situé au-delà de la musique. S’y déployait une quête fantasmatique visant à une régénération de l’humanité dont l’art devait être le messager idéal. La musique était pour lui la porte du divin et de ce nouveau monde, et l’extase, maître mot de Scriabine, fluide sous-jacent à toutes ses pages, le chemin devant y parvenir.
Cette spiritualité si singulière s’inscrit principalement dans ses dix sonates pour piano, écrites sur vingt années, de 1892 à 1913, deux ans avant sa mort. Elles constituent le fil rouge et la raison de sa production, la borne qui à travers chaque sonate en marque le chemin accompli. Et quelles que soient les réussites souvent extraordinaires de ses préludes, poèmes, mazurkas et autres études, elles sont à analyser en fonction de ses sonates qui en couronnent l’expression.
La Sonate no 1 en fa mineur op. 6 marque pour Scriabine son émancipation du Conservatoire de Moscou, dont il sort en 1892 avec amertume, ses dons de compositeur n’y étant pas reconnus. Il se sent étranger au nationalisme russe en vigueur, à l’inverse de son condisciple Rachmaninov. Cette sonate augure d’une période dépressive dont témoigne Scriabine : « L’événement le plus grave de ma vie : soucis avec ma main. Quel obstacle pour mon but suprême, la gloire, la renommée ! » Comme pour Schumann, victime d’un accident « providentiel » à la main, il s’agit de l’événement qui le confortera dans sa vocation de compositeur.
Elle s’affirme au travers de cette page haletante et émouvante (somptueux Adagio), qui témoigne de l’influence du compositeur allemand — sa Sonate no 3 en fa mineur op. 14 — dès son vigoureux Allegro con fuoco initial. En quatre mouvements, elle se clôt par une poignante marche funèbre, qui fait songer au final de la Symphonie « Pathétique » de Tchaïkovski. Comme quoi Scriabine ne fut pas seulement le fiévreux épigone de Chopin que l’on dit !
La Sonate-Fantaisie no 2 en sol dièse mineur op. 19, écrite entre 1895 et 1897, inaugure une nouvelle esthétique et une poésie neuve, comme immatérielle, unifiée autour de deux brefs mouvements. Hormis la Sonate no 3, qui tiendra encore dans une forme classique, elle amorce la série de celles à venir, pensées en un seul souffle. La densité mariée à l’intensité — jusqu’à l’aphorisme musical — sera pour toujours la marque de fabrique de l’art de Scriabine.
L’Andante initial commence de façon interrogative avant d’exposer un thème sinueux, semblant peu à peu émerger des flots, déroulant ses somptueuses arabesques avec une grâce enchanteresse. Le Presto conclusif file comme un mouvement perpétuel, retournant dans les abysses d’où la sonate était partie. Un nouveau piano a vu le jour.
Si la Sonate no 3 en fa dièse mineur op. 23, de 1897, marque avec ses quatre mouvements une sorte de retour en arrière formel, elle est aussi le point culminant de la première période du compositeur. Conquérante et exaltée, wagnérienne dans son épaisseur et son sens de la grandeur, elle use de leitmotive qui en unifient l’ensemble. Fiévreuse, elle semble revenir à l’influence de Schumann (précisément à sa Sonate n° 1 en fa dièse mineur op. 11), à ses appels et ses rythmes conquérants, y compris dans le sublime Doloroso central, d’une tendresse extatique. Chaque sonate à sa façon suivra désormais ce « schéma spirituel » : désir, envol, extase et transfiguration.
Datée des années 1901-1903, la Sonate no 4 en fa dièse majeur op. 30 amorce le tournant de l’esthétique de Scriabine. Il y décrit « la course exaltante de l’homme vers son étoile, symbole du bonheur ». Après un Andante vaporeux aux accords wagnériens, avec ses volutes magiques, s’enchaîne un Prestissimo volando bondissant, figurant l’envol de la pensée vers l’extase, jusqu’à l’explosion du thème initial en hymne solaire et glorieux. Scriabine atteint un apogée dans le concept d’« ivresse », tel que Nietzsche le définissait vingt ans plus tôt comme condition de l’art.
La même « ivresse » guidera le chef-d’œuvre que représente la Sonate no 5 en fa dièse majeur op. 53, datée de 1907, véritable apothéose de la « première période » de Scriabine. Le compositeur est alors empreint de philosophies de toutes sortes qui nimbent ses pages. Unie par un souffle considérable, d’une énergie inouïe, elle commence et finit par un trait surgi du magma (Allegro impetuoso, con stravaganza), une inflammation brutale de l’espace, geste nouveau dans l’histoire du piano. Un motif en forme de danse fantasque lance l’œuvre, dans une grande exaltation, alternant fureurs intenses et langueurs délétères. L’imbrication des thèmes atteint à une frénésie paroxystique, en même temps que la musique sombre dans des gouffres insondables. Mais la lumière exultante l’emporte, flamboyante, jusqu’à la péroraison irradiante (con luminosità puis estatico).
Après ce sommet, le massif des sonates bascule dans un autre monde, fait d’une écriture très complexe, polyrythmique et polyphonique à la fois. Les cinq dernières sonates sont composées en trois ans seulement, entre 1911 et 1913, témoignant de l’accélération prodigieuse de la créativité de Scriabine.
Les Sonates nos 6 op. 62 et 7 op. 64, datées de 1911-1912, forment comme une sorte de « couple mystique », la Sixième déployant un univers très sombre (« L’épouvante surgit »), obsessionnel, statique et effrayant, qui fait songer au Scarbo de Ravel de 1908. Pièce d’un lyrisme splendide et vénéneux, zébrée d’éclairs et d’élans démoniaques, elle s’achève dans une courte transe.
Cette transe habite la Sonate no 7 dès ses appels du début, presque suffocante d’intentions diverses (« foudroyant », « vertige fulgurant »), qui fait se succéder chocs inouïs et langueurs morbides, frénésie hystérique et joie cosmique… Intitulée « Messe blanche » par Scriabine, elle exprime selon lui « un sentiment mystique et une absence totale d’un quelconque lyrisme émotionnel »…
Les Sonates nos 8 op. 66 et 9 op. 68, composées autour de 1913, sont deux objets bien différents quoi que contemporains. La Sonate no 8 semble la plus « abstraite » de toutes, moins « possédée » que les précédentes, empreinte d’une béatitude constante. Ses harmonies, proches parfois de Debussy, sont selon Scriabine « des ponts jetés entre l’harmonie et la géométrie, le visible et l’invisible ». Sans véritable développement dramatique, cette page dévoile au mieux le Scriabine « mage » qui n’a de cesse de pratiquer une sorte d’envoûtement sonore continu sur ses auditeurs.
À l’opposé, la Sonate no 9 renoue étrangement avec un certain romantisme fantastique et ses figures méphistophéliques. Surnommée « Messe noire », qualifiée par son auteur de « cauchemar musical », elle avance telle une marche grandissante emplie de visions démoniaques, traduites par autant de motifs en trilles ou notes répétées, sous-tendus par l’omniprésent et diabolique triton, jusqu’à l’embrasement… Le mauvais rêve se dissipe comme il est venu…
L’ultime Sonate no 10 op. 70 constitue le couronnement du massif des cinq dernières, une explosion de lumière figurant la dissolution de l’espace comme du temps. Totalement pacifiée, symbolisant un panthéisme musical total dont les trilles — de plus en plus extravagants et fournis jusqu’à atteindre un sommet paroxystique et délirant — sont la figure principale, elle incarne « avec une joyeuse exaltation » un hymne à la création et au cosmos, en même temps qu’une glorification du silence… Scriabine a réussi son extase.
Jean-Yves Clément