Pierre Michon, Laurent Stocker, Camille Taver – trois voix pour nous faire entendre Arthur Rimbaud, pour l’interpréter, pour l’inventer.
Camille Taver improvise au piano, en alternance avec la lecture par Laurent Stocker d’extraits de Rimbaud le fils, livre de Pierre Michon paru en 1991… Trois voix qui font ainsi tourner aujourd’hui ce que Michon appelle « le tourniquet herméneutique », ce « moulin de l’interprétation » qui n’avait pas tardé à s’enclencher peu après la mort de Rimbaud et qui n’a pas fini de nous prendre dans ses vertiges. Et le piano a toute sa place ici tant il est vrai que l’interprétation, s’agissant de Rimbaud, est affaire de musique autant que de sens.
Rimbaud le fils est paru dans la collection « L’Un et l’autre », fondée en 1989 chez Gallimard par le psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis. Selon ce projet, chaque auteur avait toute liberté pour présenter la vie d’un « autre », telle ou telle personnalité singulière, plus ou moins célèbre. Non en historien soucieux d’exactitude factuelle, mais en écrivain assumant sa subjectivité. Tel était l’objectif de cette collection : « Des vies, mais telles que la mémoire les invente, que notre imagination les recrée, qu’une passion les anime. Des récits subjectifs, à mille lieues de la biographie traditionnelle. » Pour des récits de ce genre, on a pu parler de « fictions biographiques ».
Dans Rimbaud le fils, Michon ne se prive donc pas d’inventer son Rimbaud. Cela ne signifie nullement qu’il méprise la documentation savante, au contraire. Sur Rimbaud, « la Vulgate », comme l’appelle Michon, a déjà produit des milliers de pages qu’on ne peut ignorer. Mais le savoir savant ne sait pas tout. Et dans les blancs de la biographie, dans les marges d’incertitude laissées par l’histoire littéraire, dans les contradictions d’une âme qui n’a pas livré tous ses secrets, l’imagination peut se donner libre cours. D’ailleurs, les premiers interprètes de Rimbaud, en bâtissant sa légende, ne l’avaient-ils pas déjà « inventé » ? Comme le dit Michon, tout auteur ou critique fasciné par cette œuvre – même André Breton, même Paul Claudel… – appelle « Arthur Rimbaud » ce qu’il « invente », nommant ainsi « la féerie que lui-même n’est pas ». Dans Rimbaud le fils, Michon peut donc écrire sans restriction « peut-être… », « je veux croire… », « j’en suis sûr… ». Il s’accorde le droit de risquer des hypothèses, d’avouer des doutes, de combler des trous laissés par la Vulgate. Et c’est en disant « je » qu’il pourra aller à la rencontre – peut-être… – de l’autre, ce Rimbaud qui proclama : « Je est un autre. »
On connaît bien la photographie de Rimbaud par Carjat, mais on ne sait pas grand-chose des circonstances dans lesquelles a été réalisé ce cliché de légende. Libre à Michon d’imaginer la scène, faisant renaître par l’écriture une lumière d’octobre qui donne à ce portrait littéraire une étonnante force poétique. Sur les raisons qui ont conduit Rimbaud à renoncer à la poésie, on continue de débattre. Libre à Michon de supposer « que peut-être il cessa d’écrire parce qu’il ne put devenir le fils de ses œuvres, c’est-à-dire en accepter la paternité ». En revanche, si Rimbaud resta jusqu’au bout « fils », c’est comme fils d’un père absent (ce « Capitaine » qui a quitté sa famille – comme le père de Michon) et surtout de sa mère Vitalie. Entre Rimbaud le fils et sa mère, on ne voit d’ordinaire que révolte et rupture. Mais non : la vérité (selon Michon) est que cette femme, noire comme un puits sans fond, n’a cessé de hanter les abîmes du poète. N’a-t-il pas fallu, précisément, la présence permanente en lui de cette « mère intérieure » pour que Rimbaud prétendît incarner la poésie de manière absolue ? L’auteur du Bateau ivre, dans ces conditions, c’est elle !
Les biographes et commentateurs de Rimbaud, à force de s’arrêter aux détails d’une vie, finissent en outre par oublier la musique de l’œuvre. C’est alors à l’écrivain, par son pouvoir d’invention propre, de donner à entendre, comme le dit Michon, « ce bruit qu’on entend dans Rimbaud », cette musique propre au poète. La tradition critique voudrait croire que Théodore de Banville, dans les poèmes que lui avait envoyés Rimbaud, entendit immédiatement « les grandes orgues d’un Te Deum ». Mais il faut sans doute admettre avec Michon – peut-être, toujours peut-être… – que « cette musique n’est pas si évidente ». Comment en transmettre alors les charmes et l’ambiguïté ? Comment l’interpréter au présent – au sens musical ? Michon n’est pas poète ; il n’a jamais écrit que de la prose. Si l’on en croit ses publications qui précèdent Rimbaud le fils (Vie de Joseph Roulin, autour de Van Gogh, en 1988 ; Maîtres et serviteurs, sur Goya, Watteau et Piero della Francesca, en 1989), il s’intéresse plus à la peinture qu’à la musique. Mais s’il traite peu de la musique comme d’un thème extérieur, c’est qu’elle vibre au cœur même de sa prose, qui saisit le lecteur par sa scansion rythmique et sa texture sonore. Il faut avoir entendu Michon lire à haute voix des vers de grands poètes pour n’avoir aucun doute sur son intelligence de la musique. De même, il faut entendre lire Rimbaud le fils à haute voix pour saisir, à travers le bruit qu’on entend dans Michon, un peu du « bruit qu’on entend dans Rimbaud » – peut-être ?
Denis Labouret