Entre juin et août 1788, alors même qu’il n’avait écrit que trois symphonies depuis son installation à Vienne sept ans plus tôt, Wolfgang Amadeus Mozart élabore en quelques semaines un impressionnant triptyque qui restera comme un sommet du répertoire, en même temps que son ultime incursion dans le genre : ses Symphonies n° 39, 40 et 41. On ne sait pas vraiment ce qui poussa le compositeur à revenir à une forme qu’il avait autant délaissée. On peut cependant imaginer que Mozart, qui était alors en proie à de sérieuses difficultés financières et préoccupé par l’état de santé de son épouse, espérait programmer ces nouvelles œuvres dans des concerts à souscription et se tirer ainsi d’un mauvais pas.
Au sein de cette trilogie, la Symphonie n° 40 se distingue naturellement par sa tonalité de sol mineur. Mozart n’avait opté qu’une seule fois auparavant pour une tonalité mineure dans un ouvrage de ce type : quinze ans plus tôt, pour la Symphonie n° 25 – déjà en sol. L’enjeu était alors plus évident. Âgé de 17 ans, Mozart marchait sur les traces de son aîné, Joseph Haydn, auteur entre la fin des années 1760 et le début des années 1770 de plusieurs symphonies en mode mineur, dignes représentantes du courant Sturm und Drang (Tempête et passion). Le jeune Mozart s’était donc lancé à son tour, expérimentant les caractéristiques de ce romantisme avant l’heure : la Symphonie n° 25 s’ouvre sur une tornade en syncopes instables, agitées, qui prend le dessus sur toute autre idée mélodique. Son Menuetto est également sombre, entonné dans un unisson autoritaire, et son finale renoue avec le climat orageux, les harmonies tendues et l’écriture syncopée du premier mouvement. Seul l’Andante marque une véritable accalmie dans cette symphonie : la tonalité de mi bémol majeur apporte une éclaircie bienvenue, tandis que l’écriture en tierces donne l’impression de voir le couple des bassons et les deux pupitres de violons s’enlacer tendrement.
Dès les premières mesures de la Symphonie n° 40, entre les croches frénétiques de l’accompagnement, l’écriture haletante du thème et les soudains coups de tonnerre de l’orchestre, il paraît évident que Mozart renoue avec le climat orageux de son œuvre de jeunesse. Quelque chose toutefois a changé. Le compositeur a beau insérer de nouveau un Andante en mi bémol majeur, cet intermède est cette fois-ci parsemé de chromatismes certes discrets mais non moins douloureux. La différence est plus remarquable encore concernant le Menuetto : il n’a plus l’organisation claire, la belle symétrie, les carrures solides de celui de la Symphonie n° 25. Mozart ne se prête plus au jeu de la danse, il déplace les appuis, décale les instruments les uns par rapport aux autres, croise les lignes mélodiques, ajoutant des tensions jusque dans des sections conclusives a priori anodines. Au centre de ce troisième mouvement, alors que la Symphonie n° 25 suivait le modèle ancien en trio (avec un ensemble élégant constitué de deux hautbois et un basson), la Symphonie n° 40 fait entendre des relais de timbres alambiqués et semble s’affranchir totalement des trois temps de la mesure. Mozart désormais n’est plus dans le théâtre codifié du Sturm und Drang ; c’est toute la forme de la symphonie qu’il fait trembler sur ses bases, jusque dans un finale fébrile ponctué d’embardées inattendues, de silences brusques et de passages contrapuntiques audacieux.
La Symphonie n° 40 n’est pas la seule de l’ultime triptyque mozartien à évoquer une œuvre du passé. La Symphonie n° 41 « Jupiter » s’appuie sur un motif de quatre notes (do-ré-fa-mi) qui était déjà bien présent, aux cors, dans le tout premier ouvrage symphonique du compositeur. Dans cette Symphonie n° 1, le très jeune Wolfgang (alors âgé d’à peine 8 ans) montrait avec brio qu’il maîtrisait déjà les principes de la symphonie à l’italienne en trois mouvements, assimilés à Londres au contact du célèbre Johann Christian Bach (fils de Johann Sebastian). Au-delà de l’architecture générale (très claire) et des idées mélodiques (bien organisées), il faut noter la personnalité singulière de l’Andante central. C’est ici qu’apparaît le fameux motif mozartien à quatre notes, tandis que la superposition des lignes instrumentales fait entendre un rythme complexe. L’atmosphère planante et la lumière de mi bémol majeur ont de quoi donner quelques frissons…
On retrouvera les mêmes couleurs harmoniques, la même tendresse nostalgique plus de vingt ans plus tard dans un autre Andante en mi bémol majeur : celui de la Symphonie n° 40. Entre juin et août 1788, en écrivant son ultime triptyque au chevet de son épouse malade, le grand Mozart s’est-il rappelé le petit Wolfgang de 8 ans, qui composait son premier opus symphonique avec l’aide de sa grande sœur Nannerl ? Si ces réminiscences étaient peut-être inconscientes, l’écho à travers les ans est bien réel et rend l’écoute de ces symphonies d’autant plus émouvante.
Tristan Labouret