La vue ne se connaît pas elle-même
avant d’avoir voyagé et
rencontré un miroir où elle peut
se connaître
(Jules César, Acte I, scène 2)
Ravel citant Shakespeare à propos de ses Miroirs
(Esquisse autobiographique, 1928)
Brahms, Rihm, Boulez, Ravel. À l’exception de l’instrument, des titres (Klavierstücke), des sphères géographiques et d’un jeu de majuscules en B et R, peu de choses semblent, de prime abord, associer les compositeurs d’un programme qui joue la carte du contraste historique et esthétique. Pourtant, le catalogue de Wolfgang Rihm nous fait entrapercevoir des accointances subtiles avec la musique du passé, celle du XIXe siècle germanique et autrichien (Schubert, Schumann, Brahms) en particulier. Les opus de Pierre Boulez et
Maurice Ravel, quant à eux, s’unissent par l’idée d’un work in progress qui fait glisser le piano vers les rivages du grand orchestre.
DE BRAHMS À RIHM…
Alors qu’il n’a plus écrit pour piano seul depuis les Deux Rhapsodies op. 79 (1879), Johannes Brahms revient à son instrument de formation durant l’été 1892, à l’occasion d’un séjour dans la station thermale autrichienne de Bad Ischl. Un an plus tard (même endroit !), il s’attelle à la composition de ses op. 118 et 119, qui constitueront le témoin testamentaire de son ultime production pianistique. Les trois intermezzi et la rhapsodie, regroupés dans le 119, sont à entendre comme des « monologues » (Hanslick) que le compositeur se tient à lui-même dans un éventail expressif allant de l’affliction à la jubilation. Le premier, en si mineur, que Clara Schumann qualifiera de « doucement triste en dépit des dissonances », installe une atmosphère de tendre mélancolie à laquelle répondra l’agitation du deuxième et la légèreté, aux inflexions presque schubertiennes, du troisième. La rhapsodie terminale en mi bémol majeur, qu’il faut plutôt envisager comme une ballade, se déploie dans un caractère brillant (presque héroïque) qui fait songer aux pages orchestrales du compositeur.
Étiqueté comme « nouveau romantique » au début des années 1970 (période de composition du Klavierstück n° 1), Wolfgang Rihm se réclame plutôt d’une multiplicité d’influences, anciennes ou récentes, avec des allusions, proches ou lointaines, à des oeuvres du répertoire sans pour autant tomber dans la citation. Pour ce compositeur qui revendique une forme d’anarchie en art, il est donc question de faire feu de tout bois et de convoquer tout à la fois romantisme, intensité expressionniste, les figures de Lachenmann, Boulez, Stockhausen,
Varèse, etc. Son op. 8a est agencé en sept sections (le plus souvent enchaînées par résonance) avec variations de tempos de l’adagio au sehr schnell (très rapide). Si certains traits pianistiques, objets harmoniques et ressorts expressifs peuvent porter les lointains échos d’un romantisme tardif, l’écriture pianistique nous rapproche plutôt du corpus des Klavierstücke de Stockhausen. Dionysiaque, éruptive, cette musique oscille entre subtile étude de la résonance et exploitation de l’hyper-percussivité du piano.
… ET DE RAVEL À BOULEZ
Les Miroirs (1904-1906), dont chaque pièce est dédiée à un membre du cercle d’amateurs d’art Les Apaches, nous plongent dans le bouillonnement artistique et musical du Paris « début de siècle ». S’il est tentant de voir en ces pièces une transposition musicale de l’impressionnisme pictural, Ravel se veut plus mesuré en évoquant une « analogie fugitive ». Entre paysages sonores (qui feront dire à Jankélévitch que Ravel compose « une sorte de rhapsodie entomologique ») et figures de l’Espagne (Alborada del gracioso), le recueil aiguise la perception par le raffinement d’une écriture pianistique qui fait parfois miroiter l’orchestre.
C’est ainsi que le mouvement hypnotique d’Une barque sur l’océan et l’écriture guitaristique de l’Alborada del gracioso connaîtront une vie orchestrale en 1906 et 1919. Douze pièces brèves de douze mesures, échafaudées sur la même série de douze hauteurs (dodécaphonique) : tel est, quarante ans après les Miroirs, le cadre général des Notations de Pierre Boulez. 1945. Le jeune compositeur de 20 ans est encore élève de la classe d’harmonie d’Olivier Messiaen et des cours privés de René Leibowitz. Pourtant, il ne s’agit en rien d’un simple exercice scholastique puisque ces Notations vont suivre Pierre Boulez jusqu’au début des années 2000. La rigidité supposée du matériau dodécaphonique est ici exploitée dans une infinie richesse de gestes pianistiques et de figures mélodiques, ornementales et rythmiques. On peut parfois même y déceler quelques « réflexes » d’harmonie traditionnelle. « Fantasque », « improvisé », « hiératique » : les indications agogiques précisées par le compositeur laissent entendre un équilibre fertile entre rigueur de formalisation et liberté de l’oreille, ou comment « formaliser le délire » pour reprendre l’expression du compositeur François Meïmoun. Le matériau des Notations sera réexploité dans différents contextes : pièce radiophonique en 1957, commentaire de la Première Improvisation sur Mallarmé en 1958… Autant de préludes à un travail d’orchestration plus systématique, à la fin des années 1970, faisant écho au devenir des Miroirs ravéliens.
Nicolas Munck