« Mon cher piano tant aimé. Il a partagé toutes mes sensations, toutes mes larmes comme aussi toutes mes joies. Tous les hauts sentiments que je ne puis traduire, le piano les dit pour moi », note le jeune Robert Schumann de 17 ans qui, tels Chopin et Liszt, pressent que l’instrument à clavier sera son laboratoire acoustique et le médiateur idéal de sa bouleversante imagination. En 1839, lorsqu’il s’apprêtera à élargir son horizon, il affirmera encore : « La musique de piano constitue un chapitre important de l’histoire moderne de la musique : c’est d’abord en elle que s’est manifestée l’aurore d’un nouveau génie musical. » Credo d’autant plus vibrant que, à peine arrivé à Leipzig, il avait découvert la petite Clara Wieck de 8 ans et demi, pianiste et compositrice prodige, fille du professeur de musique Friedrich Wieck dont il était devenu aussitôt l’élève. De ce jour, conquérir « l’enfant-ange » sera l’aventure affective et spirituelle de sa vie d’artiste.
À 21 ans, le « Gémeaux » qui entend des « voix intérieures » donne naissance à ses Doppelgänger, ses doubles : Eusebius le tendre et Florestan le fougueux. Il surplombe aussitôt ces deux facettes de sa personnalité de Meister Raro, son surmoi, qui désigne Meister Wieck mais provient de la prophétique union androgyne de ClaRaRobert : « La postérité doit nous regarder comme un seul cœur et une seule âme. »
« Pour jouer d’un instrument, il faut faire un avec lui. Celui qui ne joue pas avec l’instrument, n’en joue pas », estime le ludique compositeur qui joue avec des énigmes sonores et excelle à faire surgir de son clavier l’inattendu, sans oublier d’être un maître d’œuvre rigoureux au moment d’assembler les éclairs de génie jaillis de son piano. Lecteur de Jean Paul [Richter] et de Hoffmann, écrivains visionnaires, mais aussi du grand Goethe, il ne négligera jamais le nécessaire principe de « l’organique » : partout, un motto de quatre ou cinq notes organise et canalise son imagination aux confins de l’extravagance.
Des Variations Abegg op. 1 (1831) aux Geistervariationen (1854), le corpus pianistique de Schumann présente en effet quantité de recueils de pièces (Stücke) relevant de la poétique romantique du fragment multiple. Qu’ils affichent seulement un titre générique (Papillons, Davidsbündlertänze, Kreisleriana, Novelletten, Humoreske, Romanzen, Nachtstücke) ou aussi des titres internes (Carnaval, Kinderszenen, Phantasiestücke jusqu’aux tardives Waldszenen), ces cycles d’une stupéfiante originalité illustrent le « nouvel âge poétique » (« eine neue poetische Zeit », de poiêsis : création) que le compositeur, précoce fondateur d’une revue d’avant-garde, la Neue Zeitschrift für Muzik, appelle de ses vœux. Multivoque, le concept de fantaisie-humoresque, touchant à la métaphysique de l’art, caractérise l’espace mental de Schumann.
Les fantasques Variations sur le nom Abegg op. 1, qui font valser les cinq lettres/notes (la-si bémol-mi-sol-sol) et leur rétrogradation, en apportent l’immédiate démonstration. Après cinq variations rêveuses, capricieuses ou brillantes, le motto tinte miraculeusement dans le Finale alla fantasia par retrait successif des doigts.
Inspirés des Flegeljahre (L’Âge ingrat), roman de Jean Paul, les Papillons op. 2 engagent les carnavals masqués à trois temps où tourbillonnent passion et dualité : amour des jumeaux Walt et Vult pour Wina. L’ironie romantique surgit dans la Grossvatertanz, la danse du grand-père, pour signifier aux Philistins, bourgeois réactionnaires, qu’il est temps de se retirer pour laisser la jeunesse rêver, s’amuser, s’énamourer ou soupirer à son gré.
Sur le terrain du « nouvel âge poétique », Schumann le Saxon entend s’entourer des meilleurs compositeurs de son temps. Figurent dans le Carnaval op. 9 Paganini, Chopin, Schubert (sous les masques de Préambule et de Valse noble), Clara Wieck (dans Chiarina et Valse allemande), Marschner dans la vigoureuse Marche des Davidsbündler contre les Philistins. Plusieurs trouvent leur réplique dans les personnages de la commedia dell’arte, à commencer par Schumann alias Pierrot et Arlequin puis Eusebius et Florestan. Double le plus chéri de Robert, ses mains de substitution, un jour sa femme, la jeune Clara adore ce roman musical qui scelle avec tant d’esprit le destin de ClaRaRobert. Liszt admirera ces « scènes mignonnes sur quatre notes », bigarrées et organiques, au point d’en assurer la création (raccourcie) à Leipzig et de les comparer aux Variations Diabelli de Beethoven.
Quatorze ans plus tard, après nombre de grandes œuvres symphoniques et chorales, viendront à Dresde les Waldszenen op. 82 d’ombre et de lumière. Lecteur assidu des Contes de l’enfance et du foyer des frères Grimm et plus que jamais Tondichter, poète des sons, Schumann est maintenant un père de famille nombreuse. L’Oiseau-prophète des Scènes de la forêt semble répondre au Poète parle des lointaines Scènes d’enfants. Les ombres errantes de Mendelssohn, le vénéré musicien aquarelliste, et du peintre Caspar David Friedrich planent sur ce cycle sylvestre : essence et quintessence du romantisme allemand.
Brigitte François-Sappey