« Dans le quatuor, [le génie d’exécution] sacrifie toutes les richesses de l’instrument à l’effet général ; il prend l’esprit de cet autre genre de composition dont le dialogue charmant semble être une conversation d’amis qui se communiquent leurs sensations, leurs sentiments et leurs affections mutuelles », écrit Pierre Baillot dans sa fameuse Méthode de violon parue en 1793. Dès ses origines, le quatuor à cordes est pensé comme une discussion en musique imitée de « L’art de la conversation » développé en France par Fontenelle, Furetière, Diderot ou Madame du Deffand. Lié au plaisir de l’échange, du débat d’idées ou de la joute intellectuelle, ce dernier se diffuse dans les cours et les salons puis sert de modèle aux musiciens. En 1733, Alexandre Villeneuve compose ses Conversations en manière de Sonates pour deux dessus sans basse puis Louis-Gabriel Guillemain fait paraître quelques années plus tard (1743 et 1756) deux recueils de Sonates en quatuors ou conversations galantes et amusantes. Apanage des connaisseurs et des amateurs, pratiqué par les membres de l’aristocratie comme de la bourgeoisie, le quatuor devient bientôt le symbole d’un goût pour la conversation que le concert d’aujourd’hui retrace, en en multipliant les strates et les perspectives.
Développé à partir de différentes traditions, dont celle du divertimento et de l’écriture savante à quatre voix, le quatuor se fixe au cours des années 1750 grâce à des compositeurs tels que Georg Christoph Wagenseil, Franz Xaver Richter ou Luigi Boccherini. S’il n’est pas l’inventeur du genre, Joseph Haydn contribue fortement à sa définition par le nombre imposant (plus de quatre-vingts) et la qualité des œuvres qu’il conçoit. Le Quatuor op. 76 n° 4 (1797) fait partie de la dernière série complète qu’il achève alors qu’il est au faîte de sa gloire. Le titre « Lever de soleil » n’est pas de sa plume mais a été probablement donné par l’éditeur. Il permet de personnaliser l’œuvre (et de mieux la vendre…) en faisant allusion ici au récitatif calme et aérien qui ouvre l’Allegro introductif. L’ouvrage résume tous les apports de Haydn dans le traitement du genre : le raffinement du travail thématique, l’élégance des lignes, la diversité des humeurs à l’intérieur des mouvements et entre les mouvements, le soin du jeu à quatre, la maîtrise du contrepoint et le sens de la surprise, à l’instar du Presto qui couronne de manière inattendue le Finale.
Le mélange de savoir-faire, d’érudition et d’humour est tel que les opus de Haydn servent fréquemment de modèles à ses contemporains. Wolfgang Amadeus Mozart compose ainsi ses quatuors « milanais » et « viennois » en réaction à la parution des Quatuors op. 17 et op. 20 de son aîné, entretenant de la sorte une conversation amicale avec ce dernier. Au début des années 1780, il décide même de lui dédier six quatuors qu’il lui remet au mois de septembre 1785 avec une dédicace affectueuse : « Un père ayant résolu d’envoyer ses fils dans le vaste monde, estima qu’il devait les confier à la protection d’un homme très célèbre alors, qui par une heureuse fortune était de plus, son meilleur ami. C’est ainsi, homme célèbre et ami cher, que je te présente mes six fils. Ils sont le fruit d’un long et laborieux effort. » Le quatuor intitulé « Les Dissonances » occupe une place particulière au sein de la série. Le titre fut donné au siècle suivant par le célèbre violoniste allemand Joseph Joachim, intrigué par l’Adagio qui introduit le premier mouvement et qui mêle chromatismes, colorations mineures et chaîne de dissonances. Le ton majeur, la générosité mélodique et la robustesse de certaines pages, tel le menuet, alternent avec un tissu contrapuntique souvent dense, une grande âpreté du discours ou encore des virages subits vers les tons mineurs, comme si le quatuor entier figurait une lutte de l’ombre et de la lumière.
Conçu en cinq mouvements brefs, le Konsonanzenquartett (2021) de Francisco Alvarado prolonge le plaisir de la conversation au-delà du temps et de l’espace, en mariant motifs empruntés au Quatuor de Mozart et séquences athématiques fondées sur des modes de jeu fugitifs et évanescents. Un système affiné de divergences et de « doubles » organise le tissu, opposant à la continuité rythmique l’épuisement des gestes instrumentaux, aux passages thématiques des plages dématérialisées, aux périodes statiques et étales des pulsations mécaniques et des accents décalés, aux développements élaborés des instants relevant d’un esprit d’improvisation. L’œuvre peut être également perçue comme un creuset esthétique où viennent dialoguer et résonner plusieurs sources historiques : celles du quatuor classique, de la musique répétitive américaine, des contes fantastiques de Borges ou encore de la musique « concrète instrumentale » d’Helmut Lachenmann, dominée par les gestes et les techniques de jeu élargies — sonorités blanches des harmoniques naturelles et non naturelles, glissandos, percées soudaines du tissu, silences, craquements, sifflements. Le dialogue et l’esprit de conversation sont ainsi non seulement portés sur les références musicales et littéraires, mais aussi sur la matière, le style ou la forme ainsi que sur un imaginaire abolissant les distances temporelles ou géographiques.
Jean-François Boukobza