« Chants accompagnés par une musique d’orchestre symphonique », « Cycle de lieder avec orchestre », « Symphonie de lieder », « Symphonie lyrique » … Ce sont là autant d’appellations forgées par la musicologie pour tenter de qualifier Das Lied von der Erde. C’est bien la preuve que cette œuvre de la maturité de Gustav Mahler, atypique à bien des égards, échappe à tout essai de classification. Le compositeur lui-même, après avoir songé un temps à titrer son œuvre Chant de la Douleur de la Terre, opta pour Le Chant de la Terre, tiré du Chinois. Symphonie pour ténor, alto (ou baryton) et orchestre.
Fait unique dans l’histoire de la musique, Mahler ne se sera consacré qu’à deux genres musicaux – le lied et la symphonie – que tout semble opposer. Du premier, on attend l’intimité de la confidence par le raffinement technique, tandis que le second s’adresse à l’humanité tout entière à travers un langage universel. Mais plus qu’aucun autre compositeur, Mahler aura œuvré à leur fusion. Si bien que ses symphonies dites de la « période Wunderhorn » – no 1 à 4 – empruntent déjà une grande part de leur substance à ses lieder. « Chez lui, écrit justement Henry-Louis de La Grange, la musique et la poésie coulent de la même source et finissent par créer un univers original, complet, tout un monde dans un microcosme. » Quant à ses oeuvres postérieures qui se déploient comme autant de magnifiques « chants sans paroles », elles entretiennent encore un lien subtil avec la poésie mise en musique. Le Purgatorio de la Symphonie no 10 n’est-il pas inspiré par deux lieder antérieurs – Das irische Leben et Blicke mir nicht in die Lieder ?
Entre les Symphonies no 8 et no 10, Das Lied von der Erde offre à Mahler le moyen de dépasser le modèle de la Symphonie no 9 de Beethoven mais marque un point d’aboutissement dans sa démarche compositionnelle. « Lorsque Mahler eut aperçu que la partition serait de nouveau une espèce de symphonie, l’ouvrage a trouvé bien vite sa forme et l’œuvre a été achevée bien plus vite qu’il ne l’avait pensé », confia Alma. Bien que Mahler ait très tôt tourné le dos à la tradition du lied porté par le texte pour privilégier le développement de motifs thématiques, il ne demeura pas moins sensible aux mots. Lecteur assidu, il fut toujours très sélectif dans ses choix et il n’est pas un poème qu’il destina à être mis en musique qui ne fut retravaillé, modifié, voire plus ou moins maltraité. L’examen attentif des esquisses du Chant de la Terre témoigne du travail mené par Mahler sur les textes transmis par Hans Bethge dans Die chinesische Flöte (La Flûte chinoise), conjointement à sa propre recherche sur les éléments musicaux. Mahler instaure ainsi une relation particulièrement étroite entre le mot et le son qui vise toujours à servir l’originalité du dessein musical.
Mais il convient de reconnaître que ce sont les mots de la poésie millénaire venue d’Orient qui sont parvenus à arracher Mahler à la nuit dans laquelle l’avaient plongé les terribles coups du destin de l’année 1907 : son éviction de la direction de l’Opéra de Vienne, la mort de sa fille aînée Maria, le diagnostic de sa malformation cardiaque. C’est donc un homme meurtri et inconsolé, réfugié à l’été 1908 dans ses chers paysages alpestres dont il ne peut toutefois plus jouir pleinement, qui va retrouver progressivement dans la proximité de la poésie de Li-Taï-Po, Tchang-Tsi, Mong-Kao-Jan et Wang-Sei, les échos de ses propres « voix intérieures ». La solitude, l’angoisse face à la mort, la vanité et le caractère éphémère de l’existence y côtoient la jeunesse perdue – qui, comme le rêve ou l’ivresse, fait figure de refuge – mais aussi l’aspiration au bonheur et l’amour de la nature consolatrice. C’est pour cette raison sans doute qu’il choisit de commencer par mettre en musique Der Einsame im Herbst, probablement la page la plus poignante de la partition, bien qu’elle n’y occupe finalement que la deuxième position.
Au mois d’août, une fois la sérénité revenue à force de travail, seront composés successivement le troisième lied (Von der Jugend), puis le premier (Das Trinklied vom Jammer der Erde) marqué par ses éclats de joie qui confinent à la caricature et enfin le dernier (Der Abschied) où l’expression alterne entre une douleur sans limite et l’extase lyrique de la contemplation d’un monde déjà détaché de la réalité. « J’ai travaillé avec zèle et vous comprendrez ainsi que je me sois assez bien adapté à ma nouvelle condition. […] De beaux moments m’ont été accordés et je crois n’avoir rien fait jusqu’ici d’aussi personnel », confia Mahler à son disciple, le chef d’orchestre Bruno Walter à propos de son Chant de la Terre.
Existe-t-il en effet partition plus profondément mahlérienne que celle-ci ?
Dans l’éventail des paysages émotionnels variés qu’explore l’allemand Rudi Stephan dans sa Musique pour violon et orchestre, on peut percevoir les influences de Mahler, décédé l’année même de sa composition : luxuriance de l’harmonie, mais aussi opulence de l’orchestre qui sait se faire chambriste pour dialoguer avec le violon soliste. « Un homme en recherche », c’est ainsi que le musicologue et critique Rudolf Louis qualifia Rudi Stephan. C’était bien là un des points communs qu’il cultivait avec Mahler.
Thomas Vernet