« Le quatuor à cordes demande au compositeur qui s’y consacre discipline et exigence, il met à vif les faiblesses de pensée comme de réalisation, il magnifie l’invention en même temps qu’il l’épure », écrit Pierre Boulez dans la préface d’un petit essai consacré aux Quatuors du vingtième siècle. Après le sommet atteint par les derniers opus haydniens et beethovéniens, le genre et son extension — le quintette et le sextuor à cordes — paraissent représenter la quintessence de la musique de chambre, incarnant l’idée d’une musique absolue, orientée vers l’abstraction et la rigueur de l’écriture. Le quatuor a su par ailleurs résister à l’érosion historique, à la multiplicité des langages et des esthétiques, tout en gardant sa spécificité. Longtemps lié à la notion de Musica reservata — de musique « réservée à » un public érudit et connaisseur —, il a souvent permis d’évaluer le degré de conscience historique d’un auteur, sa volonté « d’écrire pour quatuor » ou de « s’inscrire dans son histoire » (P. Boulez).
Se détachant peu à peu des modèles légués par Haydn et par Mozart, les dernières réalisations de Beethoven ont mis en cause le format, la durée et l’architecture interne des mouvements, incitant les générations futures à s’émanciper à leur tour des cadres préétablis. Chaque œuvre propose désormais son propre parcours et crée son propre univers de référence, ainsi qu’en atteste le Treizième Quatuor. Rédigée entre les mois de juillet et de novembre 1825, la partition est l’une des œuvres les plus complexes de Beethoven. Elle dépasse les trois quarts d’heure et comporte six mouvements de tonalités et de caractères distincts, offrant un carnaval d’émotions extrêmement original. D’aspect fragmentaire, le premier mouvement mêle différents épisodes dans des tempos contrastés, récusant les symétries classiques et l’appartenance stricte à toute forme classée. À ce volet fantasque s’enchaînent un scherzo fondé entièrement sur un motif de quatre notes donnant lieu à diverses irisations instrumentales puis un mouvement lent indiqué Poco scherzoso qui combine lyrisme et ironie. Une danse rustique évoluant progressivement vers la conversation quadripartite précède une Cavatine — une page oppressante qui évoque tantôt la musique religieuse, tantôt l’opéra, tantôt quelque page de journal intime. L’expression intériorisée, l’écriture en mélodie infinie réalisée à partir d’incessants croisements entre les voix et le chromatisme dense traduisent une mélancolie profonde qui correspond aux mots du compositeur expliquant que le mouvement avait été composé « dans les pleurs » et que « jamais sa propre musique n’avait fait sur lui une telle impression ». La partition s’achève sur une fugue monumentale, qui fut plus tard détachée de l’œuvre par l’éditeur du musicien, effrayé par les proportions imposantes, la combinatoire complexe et les difficultés d’exécution sinon d’écoute. Le morceau est entièrement construit à partir des quatre variantes d’une même idée, exposées chacune dans la première page. Les procédures de travail sur le motif — élargi ou condensé rythmiquement, altéré par quelques permutations de notes ou d’intervalles — s’ajoutent au travail traditionnel de variation, donnant ainsi à la fois la sensation d’un temps improvisé et d’une architecture suprêmement maîtrisée.
Achevé au mois de septembre 1826, le Seizième Quatuor (opus 135) semble marquer une évolution vers une nouvelle manière. Les proportions brèves, la clarté du tissu et l’emploi constant du style cantabile contrastent en effet avec le travail réalisé dans les opus précédents. L’évitement de tout pathos, la présence d’un Lento assai montrant une prédilection pour l’ornemental, l’intégration d’un Scherzo sonnant comme parodie de danse campagnarde puis d’un Finale humoristique pourraient donner le sentiment d’un retour à Haydn. L’équilibre interne délicat des mouvements, la structure des phrases, le foisonnement des motifs et le raffinement du jeu à quatre démentent toutefois cette illusion, laissant au contraire pressentir une nouvelle voie : l’idée, peut-être, d’une sérénité restaurée.
Les partitions de la Seconde école de Vienne révèlent une filiation évidente avec les derniers opus beethovéniens par leur hauteur de ton et le sérieux de leur écriture. Achevée en 1926, la Suite lyrique d’Alban Berg reprend le parcours en six mouvements du Treizième Quatuor. L’ensemble est conçu comme un tout dont on ne saurait extraire quelque partie en raison des liens motiviques unifiant les mouvements, des autocitations complexes d’un volet à l’autre, des indications métronomiques communes et de la construction du temps : des mouvements impairs de plus en plus vifs et des mouvements pairs de plus en plus lents. Les adjectifs joints aux indications de tempo dévoilent un parcours émotionnel évoluant de la joie à la désolation à travers toute une série de climats intermédiaires : giovale, amoroso, misterioso, estatico, appassionnato, tenebroso, delirando, desolato. La découverte d’un exemplaire de la partition annoté par Berg lui-même a mis en évidence des questions d’ordre autobiographique, tels les liens qui unissaient le musicien à Hanna Fuchs, la femme d’un banquier pragois avec laquelle il eut une liaison passionnée. L’autographe révèle aussi que le dernier mouvement fut conçu d’après le poème de Baudelaire De Profundis Clamavi, extrait des Fleurs du mal. Le climat de souffrance et de désespoir existentiel du texte (« J’implore ta pitié, Toi, l’unique que j’aime, / Du fond du gouffre obscur où mon cœur est tombé ») initie un chemin de souffrance refermé par l’alto seul, dans une indication morendo (« en mourant »).
Les Bagatelles d’Anton Webern (1911) sont d’une toute autre nature. Elles montrent une remise en cause radicale des modèles hérités par leur dimension aphoristique, l’atomisation de la matière thématique ou l’individualisation de chacune des voix par les intervalles, les rythmes et les modes de jeu. Le contrepoint du son et du silence, les nuances infimes et la concentration chromatique soulignent l’unicité de chaque instant et instaurent une écoute profonde et intériorisée.
Si elle compte aujourd’hui parmi les partitions les plus appréciées de Schönberg, La Nuit transfigurée (1899) fut créée dans un climat d’hostilité — « une émeute où furent échangés de véritables horions » et où certains critiques « se servirent de leurs poings plutôt que de leurs plumes » ainsi que l’écrit le compositeur. On peut se demander toutefois si c’est l’œuvre qui choqua ou son sujet. La partition se fonde en effet sur une poésie de Richard Dehmel peignant la promenade nocturne d’un couple dont la femme avoue qu’elle attend un enfant d’un autre. Le poème s’inscrit lui-même dans un recueil, Weib und Welt (« La femme et le monde », 1896), qui fit scandale par son érotisme brisant les conventions sociales, telle l’admission de l’adultère, et valant à son auteur des accusations d’immoralité et de blasphème. La partition de Schönberg adopte une forme évolutive, liée au contenu. Elle se subdivise en cinq parties qui correspondent aux cinq strophes de la poésie : la situation du couple au clair de lune, l’aveu de la femme, l’attente de la réaction de l’homme, sa réponse consolatrice, la reprise de la marche à travers une nuit devenue claire. La notion de transfiguration explique le poids de certains thèmes, la transformation ou l’abandon d’autres, ou encore l’exposition d’autres en cours de route. Le sextuor concilie par ailleurs les contraires à l’intérieur d’une école allemande divisée, faisant à la fois référence aux sextuors à cordes de Brahms, à la technique leitmotivique de Wagner, à la musique à programme de Liszt et de Strauss — Schönberg tirant ainsi les leçons beethovéniennes d’une adaptation constante et d’un affranchissement des modèles hérités.
Jean-François Boukobza