Quand Debussy achève ses Deux romances, en 1891, il est déjà l’auteur d’une soixantaine de mélodies. Paul Bourget (1852-1935), écrivain très apprécié à la fin du XIXe siècle, lui inspire une musique à la mélancolie vaporeuse, que traverse le rayon consolateur du souvenir. En nette évolution par rapport à ses compositions des années 1880, l’écriture pianistique épurée et la partie vocale privilégiant le médium favorisent un ton intériorisé. Sur des textes extraits de Sagesse, les Trois mélodies sur des poèmes de Paul Verlaine (1891 également) partagent ces qualités. Elles marquent son retour à l’un de ses poètes préférés, mis en musique dès 1882. En 1904, la liaison de Debussy avec Emma Bardac (qui partage son goût pour Verlaine) joue un rôle déterminant dans la composition du deuxième recueil des Fêtes galantes, dédié à l’aimée. La voix chante ces poèmes crépusculaires et mélancoliques, peuplés d’êtres figés (le faune de terre cuite) ou d’ombres troublantes (Colloque sentimental) sur un ton de récitatif mélodique caractéristique de la maturité debussyste – même si quelques élans lyriques accompagnent l’évocation d’un bonheur enfui –, tandis que le piano frappe par la condensation de son matériau.
Avec ces Fêtes galantes, le compositeur scelle ses adieux à Verlaine. Il se tourne dorénavant vers des poètes du Moyen Âge et de la Renaissance, qui participent à l’exaltation d’un passé idéalisé. Contemporaines du dernier triptyque verlainien, les Trois chansons de France donnent une importance nouvelle à l’écriture horizontale ; le rythme et la métrique sont plus francs ; l’harmonie utilise davantage d’accords parfaits et de couleurs modales archaïsantes. Deux poèmes de Charles d’Orléans (1391-1465) y encadrent une mélodie sur des vers de Tristan L’Hermite (ca 1600-1655). En 1910, Debussy reprend ce volet central, à l’identique, pour en faire la première pièce du Promenoir des deux amants, dédié à Emma qu’il a épousée en 1908. Fidèle à la structure tripartite si fréquente chez lui, il sélectionne quelques extraits du long poème de L’Hermite titré Le Promenoir des deux amants pour ciseler ce cycle sur la fragilité du sentiment amoureux. La même année, il se confronte à la contrainte des formes fixes et à la rudesse (selon son propre terme) de François Villon, poète voleur et assassin actif au milieu du XVe siècle. Il retient trois poèmes centrés sur des personnages féminins : l’« amye » qui fait souffrir l’amant, la mère en prière et les bavardes Parisiennes. Si l’expression nostalgique et mélancolique, voire douloureuse, domine dans les deux premières ballades, c’est le seul recueil de mélodies que Debussy conclut avec un finale bravache et brillant.
Ravel partage plusieurs centres d’intérêt de son aîné, de même qu’il est, comme Debussy, cher à Boulez chef d’orchestre. En 1896, il compose Sainte sur des vers de Mallarmé, poète qui imprègne l’imaginaire de Debussy. Plusieurs de ses partitions sont inspirées par l’Espagne, à l’origine également de La puerta del vino, prélude pour piano de Debussy qui se réfère à l’Alhambra de Grenade. Mais Ravel explore aussi d’autres univers poétiques. Il écrit notamment l’accompagnement pianistique des Cinq mélodies populaires grecques (1904-1906) à la demande de son ami Michel Dimitri Calvocoressi, traducteur des textes de ces chants traditionnels. En 1906, sa mise en musique de quelques Histoires naturelles de Jules Renard (publiées en 1896) déclenche un scandale retentissant. Lors de la création, l’indignation des critiques provient en premier lieu du vocabulaire délibérément trivial, aux sonorités peu musicales, de ces vignettes anthropomorphiques. En second lieu, Ravel renforce leur dimension provocatrice, car il émaille son harmonie de dissonances mordantes, exige une déclamation rapide fondée sur de nombreuses notes répétées. De surcroît, il ne fait pas chanter les e muets, alors que les règles de son temps imposent de les considérer comme des syllabes à part entière. L’écrivain et musicologue Louis Laloy, l’un des rares à le comprendre, admire qu’il ait découvert, « d’un seul coup d’œil, le comique imprévu et comme la secrète grimace enfermée en toute chose. Et cette légère ironie, loin de diminuer l’émotion, l’avive au contraire et la rend plus poignante ».
En 1932, Ravel revient à l’Espagne avec Don Quichotte à Dulcinée. Sa dernière œuvre achevée brosse trois portraits du héros de Cervantès revu par Paul Morand : dans la Chanson romanesque, le chevalier proclame son dévouement à sa dame sur un rythme de quajira (danse espagnole alternant entre mesure ternaire et binaire) ; la Chanson épique, prière intériorisée à la modalité archaïsante, se souvient du zortziko basque à cinq temps ; la Chanson à boire exprime avec une certaine agressivité l’ivresse euphorique du buveur. Destiné à l’adaptation cinématographique de Georg Wilhelm Pabst, avec Fédor Chaliapine dans le rôle de Don Quichotte, le triptyque est achevé trop tardivement, et par conséquent écarté au profit des mélodies de Jacques Ibert. Après 1932, une maladie cérébrale dégénérative anéantira les facultés créatrices de Ravel, dont la voix s’éteint sur les rires du chevalier de la Triste Figure.
Hélène Cao