La mécanique des fluides nous enseigne que plusieurs récipients reliés entre eux à leur base se partagent à même hauteur un liquide qu’on verserait dans l’un deux, et ce quels que soient leur forme et leur volume. Appliqué aux genres et styles musicaux qu’on utilise à tort comme des étiquettes collées sur des bouteilles hermétiquement fermées, le principe des vases communicants représente sans doute plus justement les jeux d’interdépendance qui caractérisent un objet aussi fluctuant que la musique. On peut aisément en faire l’expérience lorsqu’on se penche sur les liens entretenus par la musique classique et le jazz, deux univers qui n’ont cessé de s’enrichir mutuellement au fil du temps. Le pianiste et compositeur Hervé Sellin en fait ici la démonstration avec un programme basé sur deux catalyseurs majeurs de ce phénomène : Claude Debussy d’abord, puis Maurice Ravel, dans une série de réécritures improvisées.
Le compagnonnage des deux styles remonterait aux origines mêmes du ragtime, dont l’un des précurseurs, Louis Moreau Gottschalk (1829-1869), puisait son inspiration dans les pièces pour piano de compositeurs romantiques tels que Frédéric Chopin qu’il rencontra à Paris, autant que dans les danses traditionnelles créoles. Quelques décennies plus tard, les mêmes rythmes syncopés fascinent Claude Debussy qui en donne une interprétation personnelle dans des pièces aux allures de pastiche comme « The Little Nigar », un « cake-walk = Danse nègre dite Danse du gâteau », lit-on sur la partition, à l’instar de la pièce qui clôt le recueil des Children’s Corner. Ces pièces légères et ludiques, avec leur vivacité rythmique et leur humour décalé, révèlent l’ouverture de Debussy aux influences afro-américaines. Mais c’est surtout dans ses œuvres plus introspectives que l’on perçoit l’influence durable qu’il a exercée sur le jazz. « La fille aux cheveux de lin », issue des Préludes, ou encore « Reflets dans l’eau », extrait des Images, montrent son travail novateur sur les textures sonores et l’harmonie que les jazzmen n’ont cessé d’explorer, reprenant et réinterprétant ses œuvres au fil des décennies. L’une de ses œuvres les plus emblématiques, la célèbre mélodie du « Clair de lune » de la Suite bergamasque, en a inspiré plus d’un, transformant cette « Promenade sentimentale » – son titre original – en une ballade intemporelle. Quant au Prélude à l’après-midi d’un faune, pièce maîtresse du répertoire orchestral de Debussy qui a marqué une véritable rupture avec la tradition classique, son flot continu sonne déjà presque comme une longue improvisation.
Maurice Ravel, de son côté, a également été un pionnier de l’intégration du jazz dans la musique classique. Ici aussi, les échanges ont toujours été réciproques : la Pavane pour une infante défunte a ainsi donné naissance au standard de jazz « The Lamp Is Low », composé par Peter DeRose et Bert Shefter et interprété par Mildred Bailey, Erroll Garner ou encore Sarah Vaughan. Dans un entretien de juillet 1931, Ravel lui-même reconnaît que « personne ne peut rejeter les rythmes aujourd’hui », que « la musique récente est pleine d’influences venues du jazz » et qu’on peut même reconnaître des syncopes dans son nouveau Concerto pour piano, « encore qu’elles soient raffinées ». Fasciné par les sonorités et les rythmes venus d’Amérique, Ravel a su les styliser, les intégrant à son langage personnel au même titre que d’autres éléments étrangers tels que le folklore hispanique (comme en témoigne la Rapsodie espagnole), la Grèce antique et ses danses (dont on distingue les traces dans Daphnis et Chloé) ou l’univers du conte de fées (qu’on retrouve dans Ma mère l’Oye). À la manière d’un improvisateur chevronné, Ravel puise en toute liberté dans ces diverses sources qu’il utilise comme « matériau de base pour créer », selon ses propres mots.
Savait-il que ses compositions subiraient le même sort, transformées en un nouvel objet musical porteur de sens pour de futures générations d’artistes ? Ainsi de l’ostinato du « Prélude à la nuit » qui ouvre la Rapsodie espagnole et pourra se reconvertir en base rythmique pour une improvisation, ou des thèmes oniriques de Daphnis et Chloé, propices à la réharmonisation et aux arrangements les plus créatifs. Car contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’improvisation n’est pas ennemie de la sophistication compositionnelle et de l’écriture : elle est comme un réservoir d’inspirations dans lequel on vient piocher pour déconstruire et reconstruire un discours musical toujours renouvelé. Django Reinhardt affirmait d’ailleurs trouver dans le jazz la perfection formelle et la précision instrumentale qu’il admirait dans la musique classique – de « Nuages » à « Bolero », lui non plus n’est pas resté indifférent face aux « impressionnistes ».
À partir des années 1960, le métissage entre jazz et musique classique se trouve même théorisé par le concept de « Third Stream », ou troisième courant. Les vases communicants débordent alors sur ce long fleuve où l’on voit se côtoyer des compositeurs et interprètes qui n’entendent pas se laisser arrimer à un style, et des auditeurs curieux qui devront déceler les traces fugitives de deux mondes entrelacés, offrant un dialogue musical d’une richesse inépuisable.
Manon Fabre