1) Comment est née l’idée d’une fondation consacrée à Francis Bacon située en Principauté ? Et, plus généralement, comment as-tu rencontré l’œuvre de Francis Bacon ?
Ma première rencontre avec l’œuvre de Francis Bacon remonte à mes années universitaires à Londres, au début des années 1990. Tandis que je poursuivais mes études dans le domaine des relations internationales et de la gestion, j’ai décidé de suivre un cours d’histoire de l’art. Et, lors d’une visite à la Tate Gallery, je me suis retrouvé, au détour d’une salle, confronté au triptyque Trois Études de figures au pied d’une Crucifixion(1944), de Francis Bacon.
Ma réaction face à cette œuvre qui défiait l’interprétation fut pour le moins inattendue. J’étais à la fois choqué et paradoxalement attiré par cette suite de créatures effrayantes et d’une férocité inouïe. L’étrangeté particulière de ces figures, à mi-chemin entre l’homme et l’animal, sur fond orange, ne cessera de m’interroger, de me troubler, de me hanter, au point de déclencher en moi le besoin de mener mes premières recherches sur cette œuvre fondatrice, et, par la suite, de me lancer en autodidacte, pendant plus de trente ans, dans l’exploration de l’univers de l’un des derniers « monstres sacrés » de la seconde moitié du xxe siècle.
J’ai ainsi découvert, à ma grande surprise et avec une certaine excitation, la relation particulière que Bacon entretenait avec Monaco. Il commence à s’y rendre à l’aube des années 1940. À partir de juillet 1946 et jusqu’au début des années 1950, la Principauté devient sa résidence principale, sa terre d’élection. Les nombreuses distractions offertes par celle-ci ne l’empêcheront pas pour autant d’y réaliser certains de ses plus beaux tableaux. Bacon décrit d’ailleurs Monaco comme un lieu « propice aux images qui [lui] viennent toutes faites à l’esprit ». L’artiste ne cessera d’y séjourner régulièrement avec ses amants, son cercle d’amis et sa famille, tout au long de sa vie.
La Principauté incarne également pour moi une terre d’accueil depuis que ma famille s’y est installée, il y a plus de quarante ans. Cette affection partagée pour ce pays riche par son histoire, ses traditions et sa culture, constitue indéniablement un point commun avec Bacon.
Pour toutes ces raisons, l’idée de créer à Monaco une institution dédiée à cet artiste que j’admirais tant et qui avait bousculé en profondeur ma perception de l’art, de la vie et des sujets brûlants de mon existence, m’est apparue comme une évidence. À la suite de longs travaux menés en 2012 à la Villa Élise afin de réaménager une partie du bâtiment en un centre de recherche consacré à Bacon et de concevoir un espace muséal accessible au public, la Francis Bacon MB Art Foundation fut inaugurée par S.A.S. le Prince Albert II de Monaco le 28 octobre 2014, coïncidant avec le jour anniversaire de la naissance du peintre.
2) Bien qu’empreinte de violence, de passion et de tragédie, l’œuvre de Francis Bacon est l’une des plus fédératrices de la peinture du xxe siècle. Comment expliques-tu la popularité de cet artiste ?
L’œuvre de Francis Bacon, farouchement figurative, est chargée d’une émotion criante qui déclenche régulièrement enthousiasme, fascination et passion chez les uns, irritation et questionnement chez les autres, mais qui ne laisse jamais indifférent.
Son art, qui paraît isolé dans une violence sans précédent, s’est formé dans le sillage d’une vie ponctuée d’épisodes dramatiques. Le choc produit par ses toiles, qu’il décrira comme des « concentrés de réalité », tient à leur capacité, en montrant l’homme dans sa vérité et dans sa futilité, d’affronter résolument les questions éternelles de notre existence, lesquelles débouchent infailliblement sur le tragique. Elles sont le miroir reflétant nos propres tourments, désespoirs, fragilités et solitudes. Cet habile observateur de son temps a su saisir l’essence même du xxe siècle, dans sa cruauté et sa brutalité, tout en s’inscrivant dans la grande tradition de la peinture occidentale. Francis Bacon est l’un des artistes les plus marquants de son époque, mais aussi de la nôtre. Et, plus de trente ans après sa mort, plus de quarante expositions lui ont été consacrées à travers le monde, sans compter les nombreux documentaires et publications traitant de sa vie et de son œuvre magistrale. La beauté terrible de ses tableaux, qui se déploie viscéralement dans la durée, résonne indiscutablement dans notre ère chargée d’angoisses, d’insécurité et de souffrances, et déstabilisée par des conflits militaires.
3) Comme Pierre Boulez, Francis Bacon est un artiste protéiforme. Pourrais-tu évoquer les modalités d’expression qu’il a explorées ?
C’est en premier lieu comme décorateur d’intérieur que Bacon attire l’attention du public. Cette courte carrière de créateur de mobilier et de tapis, qu’il mène à la fin des années 1920 sans avoir suivi la moindre formation, est le point de départ de sa métamorphose en l’un des plus grands peintres du xxe siècle.
Ses diverses réalisations de pièces de mobilier sont alors influencées par le Bauhaus et par le travail des modernistes, tels que Charlotte Perriand, André Lurçat, Eileen Gray, Marcel Breuer, Pierre Chareau ou Le Corbusier. En outre, ses tapis font écho aux œuvres de Fernand Léger, de Jean Lurçat ou de Giorgio De Chirico. Son travail, perçu comme avant-gardiste, est remarqué dès le mois d’août 1930 dans la revue d’artTheStudio. En novembre de la même année, il expose quatre tapis et ses toutes premières peintures au 17 Queensberry Mews West, un ancien garage devenu son atelier, showroom et lieu d’habitation dans le quartier londonien de South Kensington.
À partir de 1933, Bacon abandonne progressivement ses activités de décorateur d’intérieur pour se vouer à la peinture. Remarquons par ailleurs que les formes géométriques de certains de ses meubles annoncent des éléments significatifs de ses tableaux : son expérience dans la conception d’espaces intérieurs ainsi que sa prédilection pour les miroirs, les meubles en acier tubulaire et les rideaux, l’accompagneront tout au long de sa vie, et transparaîtront plus tard dans sa peinture.
4) La fondation que tu as créée vient de célébrer son dixième anniversaire. Maintenant que les collections sont généreusement constituées, comment envisages-tu l’avenir ? Quelles sont les futures pistes de développement pour la Francis Bacon MB Art Foundation ?
La Francis Bacon MB Art Foundation, institution à but non lucratif, a en effet fêté ses dix ans le 28 octobre 2024. Au moyen de nombreuses recherches, publications, conférences, et grâce au fonds de la collection, nous avons acquis une expertise particulière sur l’œuvre, la vie et les méthodes de travail de Francis Bacon. Je me suis également engagé, dès l’ouverture de la Fondation, à prendre part à la plupart des expositions consacrées à Bacon, en consentant des prêts, en apportant une contribution financière ou en mettant à disposition notre expertise. La Fondation a aussi consolidé son autorité en devenant, au fil du temps, le plus important éditeur, coéditeur et soutien pour la publication d’ouvrages et de documentaires traitant de Francis Bacon. Notre programme de bourses, en partenariat avec l’École du Louvre et la Villa Arson, a contribué à accompagner et à financer nombre de chercheurs doctorants et d’artistes. En outre, l’ouverture des portes de notre institution au plus grand nombre, dans le cadre de visites guidées et gratuites, représente l’une de mes plus belles satisfactions.
Le rayonnement de l’œuvre de Bacon constitue ma priorité absolue. Mon objectif, pour les prochaines décennies, est donc de continuer à promouvoir une meilleure compréhension de ce monument de la peinture, par les multiples actions de la Fondation. Je prévois, dans les années à venir, de soutenir une série de publications en collaboration avec la Succession Francis Bacon. D’autre part, nous avons récemment créé un partenariat avec le musée du Louvre.
Enfin, à l’occasion des dix ans de notre institution, j’ai choisi de publier un ouvrage qui retrace la genèse de ma rencontre avec l’œuvre de Francis Bacon et l’incroyable odyssée de la Fondation au cours d’un long entretien avec Yves Peyré, tout en mettant en lumière – à travers des textes d’historiens de l’art, d’écrivains, de photographes et d’amis de Bacon – différents aspects de la vie de l’artiste, son lien avec la France, avec la Côte d’Azur, et, bien entendu, avec Monaco.
5) Pour illustrer cette édition du Printemps des Arts, tu as proposé une sélection d’une vingtaine d’œuvres de Francis Bacon, dont j’ai retenu six pièces. Leur point commun est d’avoir été produites à l’époque où l’artiste côtoyait Pierre Boulez à Paris. Comment as-tu effectué ce choix ?
L’immense compositeur mais aussi chef d’orchestre et intellectuel qu’était Pierre Boulez s’est beaucoup interrogé sur le rapport entre musique et peinture. Grand passionné de la peinture – un art qui nourrissait son processus créatif –, il tissera, tout au long de sa vie, des liens avec un certain nombre d’artistes, dont Francis Bacon.
Leur rencontre se produit dans les années 1970, à l’époque où l’artiste britannique est à l’apogée de sa carrière, à la suite de sa rétrospective au Grand Palais, en octobre 1971. Bacon est alors perçu par le public français et par la presse parisienne comme une légende vivante.
Une grande partie des œuvres de l’artiste que j’ai sélectionnées pour illustrer l’édition du Printemps des arts de 2025 fait écho à la rencontre de ces deux génies. Les six pièces retenues comptent parmi elles un petit autoportrait de Bacon de 1973, le mettant en scène avec sa montre-bracelet, symbole pour l’artiste du passage du temps, mais aussi de son rapport à la mort. Asthmatique depuis l’enfance, il était conscient de la fragilité de son existence. La grande toile de 1972 représente pour sa part George Dyer, l’amant de Bacon tragiquement décédé en 1971, quelques jours avant le vernissage de l’exposition du Grand Palais. Le tableau de 1973 intitulé Étude du corps humain est quant à lui inspiré des photographies du mouvement du corps humain d’Eadweard Muybridge. Cette sélection inclut également un grand format sur fond jaune de 1971, qui donne à voir un personnage mêlant les traits de George Dyer à ceux de l’artiste Lucian Freud, l’un des plus proches amis de Bacon à partir des années 1940.Enfin, concernant les deux dernières toiles, il s’agit de Deuxième Version de Peinture 1946, exécutée en 1971, et Étude pour Portrait du pape Innocent Xd’après Vélasquez, de 1965. La première constitue la deuxième version de Peinture 1946,pièce acquise par le Museum of Modern Art, à New York, en 1948, et qui deviendra de ce fait le premier tableau de Bacon à entrer dans les collections d’un musée. La vente de cette œuvre agira comme le déclencheur de l’installation de Bacon à Monaco. L’étude du pape Innocent X revêt elle aussi un sens particulier par rapport à la Principauté. C’est en effet là, à l’hôtel Ré, à partir de 1946, que Bacon entreprend ses premières figures papales, thématique inspirée par le chef-d’œuvre de Vélasquez, lequel va hanter et obséder l’artiste britannique à tel point qu’il produira plus de cinquante variations sur ce sujet. De plus, une lithographie réalisée d’après le tableau de Bacon Étude pour Portrait du pape Innocent Xd’après Vélasquez (1965) faisait partie de la collection personnelle de Pierre Boulez.
Majid Boustany, fondateur et directeur de la Francis Bacon MB Art Foundation