Dérives

Son expression orale était fulgurante. Sa maîtrise de la parole forçait l’admiration de tous. Même les victimes de son impertinence s’inclinaient devant la précision chirurgicale de sa rhétorique. Ses détracteurs insistaient sur la froideur et la dureté de ses propos mais ses proches savouraient ses formulations amicales, tendres, son humour ainsi que sa capacité à écouter l’autre avec une troublante attention. Face aux orchestres, il privilégiait l’économie, ne s’adressant vocalement aux musiciens qu’en cas de besoin ultime, quand le geste ne pouvait plus suffire. 

Homme des notes et homme des sons, Pierre Boulez était aussi l’homme des mots. Mais il n’éprouvait pas toujours le besoin de parler pour s’exprimer. Ses yeux, d’une vivacité et d’une profondeur confondantes, ne cessaient de dire, d’offrir, d’établir un contact fécond avec ses interlocuteurs. La suprême intelligence d’un personnage aux activités protéiformes transpirait de ce regard perçant, attentif, joueur et même affectueux. 

J’ai eu la chance de connaître ce monument de l’histoire de la musique, de partager la scène avec lui mais aussi d’échanger sur les sujets les plus superficiels comme les plus personnels, autour d’une table ou dans le hall d’un aéroport, à Milan ou à Chicago. Il devint un ami fidèle. L’amitié n’avait rien de léger pour cet homme pudique, plus à l’aise dans le combat et l’adversité que face aux témoignages d’admiration auxquels il ne savait pas toujours quoi répondre. L’amitié était pour lui une valeur inoxydable, définitive. 

Pierre Boulez était compositeur. Ce sont ses partitions qui ont révélé un esprit libre, novateur, un génie qui se nourrissait du passé pour construire son époque. Mais il passa sa vie à exercer un nombre invraisemblable de métiers différents :  il fut un chef d’orchestre au répertoire illimité, se mettant avec le même engagement au service des grands ouvrages wagnériens et des compositeurs émergents. Il était d’ailleurs rayonnant au milieu de la jeunesse, notamment à Lucerne où son Académie réunissait chefs, compositeurs et musiciens d’orchestre du monde entier. Il était aussi un écrivain, un pédagogue, un polémiste, un créateur et directeur d’institutions, un vulgarisateur des œuvres les plus exigeantes. Il excellait dans tous les domaines, commentait Paul Klee mieux que n’importe quel historien d’art. Il se nourrissait des rencontres avec les grands créateurs de son temps comme Francis Bacon dont les œuvres vont illuminer cette édition du Printemps des Arts avec l’aide de la Francis Bacon MB Art Foundation et de son président, Majid Boustany. 

Pierre Boulez est né le 26 mars 1925. Au début du printemps, donc. Célébrer son centenaire dans un festival auquel il a rendu visite et qui a présenté sa musique à plusieurs reprises s’est naturellement imposé à moi. Étrangement, j’ai décidé de ne consacrer qu’un seul concert à sa musique, il sera donné le jour précis de son centenaire sous ma direction. J’avais envie de brosser un portrait en marge de l’évidence, d’appréhender cette personnalité singulière par le prisme de ses goûts, de ses influences, de son répertoire de chef d’orchestre, de ses filiations, de sa relation aux artistes qu’il admirait mais aussi à ceux qu’il détestait ! 

Du concert de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo (OPMC) présentant sous la baguette du chef finlandais Jukka-Pekka Saraste l’ouverture de Parsifal de Richard Wagner, premier et ultime ouvrage que Boulez ait dirigé au Festival de Bayreuth à partir de 1966, et la Huitième Symphonie d’Anton Bruckner qui fut le dernier monument sonore qu’il étudia et dirigea régulièrement à ceux de l’Orchestre symphonique de la BBC dont Boulez fut directeur musical réunissant ses « pères spirituels » Béla Bartók, Claude Debussy, Arnold Schönberg et Igor Stravinsky avec le pianiste François-Frédéric Guy en soliste, en passant par un autre moment wagnérien précédé de l’Adagio de la Dixième Symphonie de Gustav Mahler sous la baguette de Philippe Jordan en collaboration avec l’Opéra de Monte-Carlo et l’OPMC ou, toujours par le même orchestre dirigé par son directeur musical Kazuki Yamada, un programme dédié à Maurice Ravel comportant notamment les deux concertos pour piano avec Nelson Goerner, nombreuses seront les occasions de redécouvrir le répertoire du chef exceptionnel que fut Boulez quand il défendait les modernités du passé. 

Afin d’explorer les sources d’inspiration musicales de Pierre Boulez, le Quatuor Akilone fera l’objet d’une carte blanche principalement consacrée à la Seconde école de Vienne. Arnold Schönberg et ses élèves Alban Berg et Anton Webern furent la langue maternelle de Boulez dont on connaît le goût pour le caractère intimiste et la concentration des idées dans le domaine de la musique de chambre. 

Après les « ancêtres », place au professeur et aux camarades de sa génération. D’une part, Olivier Messiaen qui a enseigné l’harmonie à Pierre Boulez au Conservatoire de Paris sera présent à travers ses œuvres d’orgue par Thomas Ospital mais aussi son Quatuor pour la fin du Temps lors du concert de clôture donné par le Trio Pantoum et la clarinettiste Ann Lepage. D’autre part, Luciano Berio, György Ligeti ou Karlheinz Stockhausen qui partageaient avec Boulez la volonté de construire un monde sonore nouveau iriseront le reste de la programmation notamment avec le monumental Stimmung que le dernier d’entre eux a composé en 1968 et qui ouvrira cette édition. 

Pierre Boulez était attentif aux générations qui l’ont suivi. Explorant des voies esthétiques extrêmement variées, Marc-André Dalbavie, Péter Eötvös, Gérard Grisey, Philippe Hurel, Philippe Manoury, Yan Maresz et l’auteur de ces lignes ont eu le privilège d’être souvent programmés par celui qui portait un regard bienveillant sur eux et qui, malgré son aura et son génie, s’effaçait avec une immense modestie derrière ses confrères quand il dirigeait leurs ouvrages. Leurs musiques seront évidemment présentes lors de cette édition du festival. En outre, Pierre Boulez était un pédagogue d’exception et nous pourrons assister à la projection de plusieurs films où il analyse et transmet sa musique et celle d’autres compositeurs. 

L’expression quelquefois brutale de ses fortes convictions et son sens de la polémique ont donné à Pierre Boulez l’image d’un homme cassant et intolérant. Il témoigna à maintes reprises de son peu d’affection pour le jazz, qualifiant ce répertoire de « prévisible ». Pourtant, nombre d’improvisateurs partagent avec Boulez quelques sources d’inspiration comme les musiques de Claude Debussy et de Maurice Ravel. Le pianiste Hervé Sellin tissera des liens entre les différents répertoires et abolira les frontières qui les séparent. Quant à l’Ensemble Linea, il donnera à entendre les œuvres d’un compositeur injustement méprisé par Pierre Boulez au début de sa carrière, André Jolivet (heureusement, Boulez est revenu sur les propos péremptoires à l’endroit de son confrère et a même dirigé la musique de ce dernier) mais aussi les pièces de Raphaël Cendo, musicien singulier par son appétence pour l’électro qui écrivit récemment plusieurs tribunes acerbes contre Pierre Boulez.  

Nous explorerons aussi quelques jardins secrets bouléziens. Même s’il s’est peu exprimé sur ce sujet, Pierre Boulez éprouvait une véritable passion pour les répertoires des XVIᵉ et XVIIᵉ siècles. Dowland et Monteverdi seront donc présents lors de cette édition, sous les doigts de l’organiste Éric Lebrun et lors d’un concert donné par Les Musiciens du Prince et Il Canto di Orfeo en coproduction avec l’Opéra de Monte-Carlo. 

Outre les arts plastiques, Pierre Boulez faisait preuve d’une immense sensibilité pour les grands textes poétiques. Ceux mis en musique par Claude Debussy et Maurice Ravel chantés par Vincent Le Texier accompagné par Ancuza Aprodu. Ceux de René Char, Stéphane Mallarmé, Antonin Artaud, Henri Michaux qu’Alain Carré et d’autres comédiens dévoileront et qui ont accompagné Pierre Boulez pendant toute sa vie. Boulez était aussi un passionné de théâtre. Son compagnonnage avec Patrice Chéreau fut fertile et nous pourrons assister à la projection du dernier ouvrage lyrique qui les réunit, De la maison des morts de Leoš Janáček, capté au Festival d’Aix-en-Provence en 2007. Il était aussi un fervent défenseur de la musique de ballet, notamment quand elle fut composée par ses compositeurs de prédilection. Les Ballets de Monte-Carlo proposeront un programme s’articulant autour de la création d’une pièce inspirée par La Nuit transfigurée d’Arnold Schönberg chorégraphiée par Marco Goecke. 

Cette édition est à la fois un anniversaire et un portrait de l’une des figures majeures de la musique des XXᵉ et XXIᵉ siècles. Comme lors des éditions précédentes, before et after nous aideront à mieux appréhender la personnalité puissante et attachante d’un homme qui a profondément marqué l’histoire de son art, l’histoire de tous les arts. 

Bruno Mantovani,
directeur artistique

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