En 2007, Pierre Boulez et Patrice Chéreau se retrouvèrent à l’initiative de Stéphane Lissner pour une nouvelle production de De la maison des morts de Leós Janáček au Theater an der Wien, trente-et-un ans après leur première collaboration, en 1976, pour leur célébrissime version du Ring de Wagner marquant le centenaire de la création de la Tétralogie à Bayreuth. Lors des répétitions de De la maison des morts, Stéphane Lissner fut très impressionné par l’engagement absolu du chef d’orchestre et du metteur en scène, considérant que c’était une des plus belles expériences de sa vie. Ce fut, pour lui, un exemple unique d’une complémentarité entre musique et théâtre.
Si l’on considère l’évolution de la musique tchèque, Leós Janáček (1854-1928) se distingue par son originalité et sa modernité, mais aussi par sa filiation avec ses illustres prédécesseurs, Bedřich Smetana (1824-1884) et Antonín Dvořák (1841-1904). Il composa De la maison des morts dans les deux dernières années de sa vie, en 1927 et 1928. La création posthume eut lieu, le 12 avril 1930, à Brno en Moravie. Pour ce dernier opéra, il écrivit le livret d’après le récit autobiographique de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski Souvenirs de la maison des morts (1861-1862). L’auteur de Crime et Châtiment avait été condamné au bagne en Sibérie pour ses idées libérales. Dans ce roman, Dostoïevski s’identifie au personnage central, Alexandre Petrovitch Goriantchikov, prisonnier politique d’origine noble. L’opéra en trois actes commence par son arrivée en détention et se clôt par sa libération. D’un point de vue dramaturgique, la difficulté, pour le metteur en scène, réside dans l’absence d’intrigue principale ; différentes séquences de la vie concentrationnaire se succèdent, séparées par les interventions de quatre bagnards : Louka, Skouratov, Chapkine et Chichkov qui racontent les circonstances terribles de leur crime. Seules les relations bienveillantes de Goriantchikov envers Alyeya, un jeune prisonnier originaire du Daghestan auquel il apprend à lire et à écrire, échappent à la brutalité ambiante. Au deuxième acte, à l’occasion des fêtes de Pâques, les prisonniers interprètent deux spectacles, la pièce sur Kedril et Don Juan et la pantomime de La Belle Meunière. C’est l’occasion pour Patrice Chéreau de revenir au geste, à l’origine même du théâtre, et de représenter une mise en abyme en plaçant en miroir les publics sur scène et dans la salle.
Dans sa partition, Janáček accorde un rôle important à l’orchestre qui expose l’essentiel des éléments thématiques par de courts motifs et des ostinatos rythmiques. Quant aux parties chantées, elles témoignent des recherches du compositeur sur les inflexions musicales du langage parlé et de son intérêt pour le folklore. Dans le livret qui accompagne la captation de cette production (Deutsche Grammophon, 2008), Pierre Boulez évoque « le primitivisme puissant de Janáček » et rapproche la démarche du compositeur de celle d’un autre grand novateur du début du siècle : « L’absence de vocalité traditionnelle fait songer à Debussy. Janáček est à la langue tchèque ce que Debussy est au français. » L’ouverture est issue d’un Concerto pour violon inachevé, d’où un contraste saisissant lors de l’enchaînement avec le premier acte qui paraît plus rude et agressif. Caractéristiques mises en évidence par la direction de Pierre Boulez qui souligne les contrastes et l’âpreté de la partition en liaison avec l’action sur le plateau et le jeu des chanteurs.
Pour sa mise en scène, Patrice Chéreau fait le choix de l’universalité et de l’incarnation, sa direction d’acteur étant magistrale. Les décors de Richard Peduzzi, constitués d’immenses murs de béton mobiles, enserrent les prisonniers, suggérant ainsi l’enfermement. Les costumes de Caroline de Vivaise situent l’action non au XIXe siècle en Sibérie, comme c’est le cas dans le livret, mais à l’époque moderne. Patrice Chéreau a voulu actualiser le récit en pensant aux terribles tragédies du XXe siècle dans différents pays, le bagne tsariste ayant été dépassé dans l’horreur ensuite selon lui par les camps de concentration, le goulag ou Guantánamo.
Le film de cette production, réalisé par Stéphane Metge, est un témoignage précieux. Cette mise en scène, devenue iconique, a été reprise dans différentes maisons d’opéra et notamment en 2017 à l’Opéra Bastille à Paris sous la direction d’Esa-Pekka Salonen, après les décès de Patrice Chéreau (le 7 octobre 2013) et de Pierre Boulez (le 5 janvier 2016). Ce spectacle hommage révélait, rétrospectivement, l’apport extraordinaire de ces deux très grands artistes qui eurent, chacun dans leur domaine, une influence considérable sur l’évolution de leur art. À la fin de l’opéra, deux images contrastées demeurent ; d’une part la violence et la désespérance des bagnards et d’autre part, l’envol de l’aigle symbolisant l’espoir et la liberté retrouvée.
Catherine Steinegger