En 1946, une nouvelle création de George Balanchine est donnée à New York pour la soirée inaugurale de la Ballet Society – qui deviendra quelques années plus tard le New York City Ballet. La réputation de cet ancien maître de ballet des Ballets russes de Diaghilev n’est plus à faire outre-Atlantique : il a déjà collaboré avec Broadway et plusieurs compagnies des États-Unis, obtenu la nationalité américaine en 1939… Dans la Big Apple, il peut continuer à développer son style marqué par un intérêt particulier pour le tempo et l’espace. Pour Les Quatre Tempéraments, Balanchine utilise une musique de Paul Hindemith. Le compositeur est alors déjà connu des chorégraphes et du public pour avoir composé les musiques de ballets de Léonide Massine ou encore Martha Graham. Son sens du rythme se prête au mouvement. Mais c’est pour son plaisir personnel que Balanchine lui avait initialement commandé une œuvre pour piano, qu’il comptait jouer à ses amis dans le cadre privé. Cependant, cette musique solidement architecturée (un thème suivi de quatre variations) finit bel et bien par inspirer un ballet au chorégraphe.
Balanchine structure son œuvre selon les quatre humeurs qui définissent l’homme, comme l’aurait établi Hippocrate dans l’Antiquité : mélancolique, sanguin, flegmatique, colérique. Loin d’étudier des expressions et des sentiments, Balanchine utilise ces quatre humeurs comme des états de corps. La chorégraphie rigoureuse et élégante requiert une technique solide des danseurs et danseuses aux lignes épurées, soulignées par des justaucorps noirs pour les femmes et collants noirs pour les hommes. Balanchine poursuit son exploration du style néo-classique : la scène est dépouillée et permet d’admirer les portés, arabesques, grands battements, sauts, équilibres sur pointe à l’état brut. Mais il ajoute une touche expérimentale en explorant les angles des coudes, les hanches décalées et les marches de côté (qui peuvent rappeler les figures des bas-reliefs égyptiens) sans suivre de trame narrative. Ce ballet de celui qu’on surnommait « Mister B. » continue d’être régulièrement dansé par les plus grandes compagnies mondiales et a déjà été interprété à de nombreuses reprises par les Ballets de Monte-Carlo.
Danseur et chorégraphe ukrainien à la renommée internationale, Alexeï Ratmansky s’inscrit dans la lignée de George Balanchine dans son rapport à l’espace et son utilisation de la musique. Ancien directeur du Bolchoï et de l’American Ballet Theatre, il compose des chorégraphies depuis plus de vingt-cinq ans dans le respect des traditions classiques et s’est démarqué par son actualisation des grands ballets historiques. Passionné par l’histoire de la danse et profondément attaché à son pays, il imagine Wartime Elegy en 2022 pour le Pacific Northwest Ballet dans lequel il présente le peuple ukrainien et ce qu’il traverse aujourd’hui en temps de guerre. Sur des musiques populaires et des compositions vibrantes de Valentin Silvestrov, les danseurs bondissent et tournoient dans des costumes traditionnels. Le chorégraphe s’est aussi appuyé sur les œuvres picturales d’artistes ukrainiens : les peintures très colorées de Maria Prymachenko et celles abstraites et plus sombres de Matvei Vaisberg. Malgré le contexte pesant, le ballet ne manque pas de vivacité ni de joie. La solidarité et l’optimisme du peuple ukrainien transparaissent dans des passages particulièrement entraînants. Mêlant danse de caractère et mouvements de groupe rythmés ou fluides aux bras lyriques, le chorégraphe dresse un tableau d’actualité marquant.
Dans un tout autre style, le chorégraphe allemand Marco Goecke revient aux Ballets de Monte-Carlo pour une création mondiale : La Nuit transfigurée. Le chorégraphe connaît bien la compagnie pour laquelle il a déjà composé Le Spectre de la Rose en 2009. Marco Goecke est un chorégraphe méticuleux qui puise une énergie totale chez les danseurs dont toutes les parties du corps sont mobilisées. Il laisse de côté les lignes académiques et les pointes pour s’intéresser au travail de tête, de doigts, de visages. Les bouches se déforment, les mains tremblent, dans des mouvements saccadés et précis : son esthétique peut rappeler l’expressionnisme, contemporain d’Arnold Schönberg. Écrite en 1899 par le compositeur viennois pour sextuor à cordes, La Nuit transfigurée s’inspire du poème éponyme de Richard Dehmel, qui met en scène la promenade d’un couple amoureux au clair de lune. Lors de cette marche, la femme révèle à son amant qu’elle porte l’enfant d’un autre homme. Marco Goecke qui aime travailler sur des jeux d’ombre et de lumière dans ses pièces a justement choisi ici une musique aux couleurs d’une nuit faiblement éclairée. Mais la musique de Schönberg renvoie avant tout aux états d’âme des deux protagonistes, usant d’un contrepoint dissonant pour les moments les plus torturés. Les ambivalences des différents états mentaux et corporels transparaissent dans la musique comme dans les mouvements des danseurs, rejoignant d’une certaine façon la dynamique des Quatre Tempéraments.
Iris Régnier