Le 11 mars 1829, le jeune Felix Mendelssohn de vingt ans révèle à Berlin, en présence du roi Frédéric-Guillaume III, de Hegel, Heine et autres sommités, la Passion selon saint Matthieu de Bach tombée dans l’oubli. L’événement attire un millier d’auditeurs à l’Académie de chant, d’où une deuxième exécution le 21 mars, date de la naissance de Bach, et une troisième le Vendredi Saint assurée par son maître Zelter. Converti au luthéranisme à sept ans, Mendelssohn remarque que la plus haute musique chrétienne est rendue au monde par un juif (lui-même) et un comédien (Devrient, voix du Christ).
Après cet exploit commence le « grand tour » européen au cours duquel il entend à Rome la polyphonie palestrinienne. De ses jeunes années fécondes à la Singakademie aux tardives commandes du roi de Prusse pour la cathédrale de Berlin, Mendelssohn a ainsi composé quantité de motets et cantates, en allemand ou latin, a cappella ou avec accompagnement, parmi lesquels les œuvres diverses du concert de ce soir, 12 mars 2023.
La musique sacrée du converti est comme circonscrite dans le temps pascal, de la bachienne Matthäuspassion en 1829 à son Christus en 1847. Mais alors que Paulus puis Elias, oratorios d’après le Nouveau et l’Ancien Testaments, sont venus dans un grand élan, le compositeur peine pour Christus. Au lieu de constituer l’apothéose de sa trilogie oratoriale et du « roman familial » (Freud) judéo-chrétien des Mendelssohn, Christus demeurera in-fini.
Certes, la brutale disparition en mai 1847 de Fanny, sa sœur bien-aimée et compositrice – qu’il rejoindra six mois plus tard dans la tombe – a contribué à l’épuisement du musicien surdoué qui mène trois vies en une (Berlin, Leipzig, Londres). Mais il y a autre chose. Car, en dépit de son abattement extrême, Felix a encore amassé des chefs-d’œuvre, dont le Quatuor à cordes en fa mineur dit « Requiem pour Fanny ». Si le petit-fils du grand Moses Mendelssohn, philosophe juif de l’Aufklärung, ne parvint pas à terminer Christus, ne serait-ce pas plutôt que des « barricades mystérieuses » l’empêchaient de glorifier le Seigneur Jésus-Christ ?
Sur le modèle du Messie de Haendel, l’oratorio in-fini et sans nom – Christus est le titre posthume attribué par son frère Paul – s’articule en trois parties (Naissance du Christ ; Passion du Christ ; Résurrection du Christ et propagation de la foi chrétienne). Ne sont mis en musique que quelques numéros d’inégale durée : récits du ténor-narrateur, brefs chœurs de la turba (le peuple) et chorals, à l’exclusion d’airs (donc d’incarnation vocale du Christ) et de grands chœurs. Tout se passe comme si Mendelssohn avait une pensée plus proche du divin que du christique et qu’il ne pouvait assumer, ultimement, le rôle de héraut réconciliateur du judaïsme et du christianisme, les deux croyances dont il était le fruit.
Allemand de l’Ouest, moins partagé que Mendelssohn, Wolfgang Rihm est, comme son aîné, captivé dès l’adolescence par ce moment crucial de la spiritualité chrétienne. Dans l’agitation de l’année 1968, il compose cinq courts Fragmenta Passionis, motets pour chœur mixte a cappella, dont « Da schrien alle » est le moment expressionniste – en sprechgesang (parlé-chanté) schönbergien – où le peuple, du murmure au cri, exige la crucifixion de Jésus : « Kreuzige, kreuzige, ihn ! » Rihm se penchera à nouveau sur le temps de la Passion avec le vaste Deus Passus et les intenses Sieben Passions-Text.
Des échos enthousiastes de la résurrection de la Matthäuspassion en 1829 étaient parvenus jusqu’au vieux Goethe à Weimar. Aussi quand son protégé, sur le chemin du « grand tour », s’arrête une dernière fois à Weimar, le mentor lui offre-t-il une ballade fantastique qui excite aussitôt l’imagination musicale du disciple. En connexion permanente avec le surnaturel, Mendelssohn est l’auteur de deux Nuits fameuses, vantées par Berlioz et Liszt : le Songe d’une nuit d’été d’après Shakespeare et La Première Nuit de Walpurgis d’après cette ballade de Goethe. Avec Walpurgis pour soli, chœur et orchestre, le jeune compositeur inaugure en 1831 une « cantate d’un nouveau genre ». Il la révise de fond en comble en 1843 pour parvenir au chef-d’œuvre, digne de marquer le millénaire de la Germanie.
Nous revoici en mars avec l’ouverture orchestrale qui évoque le passage de l’hiver au printemps. Suivent neuf numéros enchaînés qui content les rites des druides et de leurs adeptes durant la nuit du 1er mai sur le mont Brocken dans le Harz, tandis que les nouveaux chrétiens, ridiculisés par Goethe, tentent de les en empêcher. Brossée de main de maître, la fantasmagorie nocturne mendelssohnienne culmine dans les numéros centraux. Alors que le no 8 des chrétiens n’a pas droit à un tel traitement, les nos 7 et 9 des anciens croyants se voient paradoxalement dotés d’un thème liturgique et terminent dans un ut majeur victorieux pour « Et si l’on nous volait nos anciennes croyances / Ta lumière, qui pourrait nous la dérober ? ».
Ambigu à l’extrême pour un converti, la charge anti-chrétienne – ou bien plutôt anti-intolérance – de Goethe révèle la profondeur complexe de Mendelssohn l’érudit, et l’admirable syncrétisme de son art.
Brigitte François-Sappey