Prenez un passionné de Johann Sebastian Bach (qui sait, votre voisin de gauche en est peut-être un). Préparez-le d’un sourire aimable. Nappez-le d’une introduction courtoise. Laissez-le mijoter quelques instants puis demandez-lui ce qui fait le talent et la particularité du compositeur. Il vous parlera peut-être de l’acuité avec laquelle Bach peint le sentiment religieux. Peut-être s’embrasera-t-il en descriptions plus ou moins alambiquées, teintées de numérologie. Très certainement, il vous parlera de Bach comme d’un maître du contrepoint ; de sa maestria dans la combinaison de lignes mélodiques. Maintenant, prenez une passionnée de Benjamin Britten (plus rare sans doute mais, qui sait, votre voisine de droite en est peut-être une). Recommencez l’opération une seconde fois : préparez-la, nappez-la, mijotez-la, puis questionnez-la. De quoi vous parlera-t-elle ? De la violence psychologique décrite dans ses opéras, de son éclectisme stylistique, peut-être de sa fascination pour l’enfance. Vous en déduirez avoir affaire à deux compositeurs s’engageant dans des directions opposées : le religieux vs l’oppression psychologique ; les nombres abstraits vs l’éclectisme pragmatique ; la science du contrepoint vs l’écriture pratique pour les enfants. Et pourtant, il me semble que les suites pour violoncelle seul de Bach et de Britten (un hommage clair du second envers le premier) présentent deux points cruciaux de convergence.
Le premier, c’est l’élément corporel de ces suites. Il y a dans les œuvres de Bach et Britten une même importance du geste du musicien. D’un côté, Bach nous propose des mouvements de danse à l’articulation rythmée : de la précision posée de l’allemande aux sauts vivaces de la gigue, en passant par l’entrain de la courante, la grâce lente d’une sarabande et l’allure soignée d’un menuet. La danse est l’élément structurant de la suite instrumentale (ou « suite de danses ») et le geste du danseur se développe sur le son produit par le geste du musicien. Chez Britten, on trouve une vitalité corporelle typiquement moderne. Il y a un caractère éminemment sportif dans les œuvres de ce grand amateur de tennis, de cricket, de natation et de voitures de courses. Si les suites de Britten font référence non pas à des danses mais à des pièces de caractère ou à des typologies d’écriture, elles n’en perdent pas moins cette corporalité du geste du musicien. L’élément de vitesse, en particulier, se retrouve dans les fugues et les mouvements perpétuels qui révèlent une obsession moderniste pour l’élément mécanique. Il y a également un aspect poly-gestuel chez Britten dans le sens où le violoncelle ne cesse d’imiter les gestes d’autres instruments : le pizzicato d’une guitare italienne dans Serenata ; le son des tambours et des trompettes dans March ; dans d’autres moments plus lyriques, une imitation du chant.
Ainsi, par l’élaboration gestuelle et mélodique, Britten dépasse la limitation intrinsèque du violoncelle vers de nouveaux horizons. Ce qui nous amène à mon deuxième point. Il y a dans ces suites un certain goût du jeu. Pour le philosophe canadien Bernard Suits, jouer est une tentative volontaire de surmonter des obstacles non-nécessaires. Si vous jouez au golf (demandez à votre voisine de devant, peut-être ?), vous ne cherchez pas uniquement à mettre la balle de golf dans le trou, mais à le faire au moyen d’un objet tout à fait inadapté : un club.
Britten dompte son matériau musical comme un club de golf. La force est dans la condensation : tout se fonde sur un court motif, une idée simple, un geste. Le design a l’aspect d’un meuble danois : une ligne stylisée, une impression de mouvement, le tout sans une note de trop. C’est une musique de petits motifs, qui comme des jouets sont sans cesse manipulés, et leur limitation est exploitée au travers de variations pour élaborer une musique plastique. Cela ne veut pas dire que le jeu est forcément ludique : le bricolage des enfants est à la fois explorateur et destructeur. L’esthétique ambiguë et troublante, tour à tour naïve et violente de la musique de Britten, a l’aspect innocent et cruel d’un jeu d’enfant. Le même goût du jeu se retrouve chez Bach. S’il est le maître de la superposition mélodique (du contrepoint), le violoncelle monodique est son club de golf, son obstacle à surmonter. Prenez le prélude de la première suite qui ouvre ce concert. Par le truchement d’arpèges, Bach nous présente toute une juxtaposition de lignes mélodiques. Dans les mouvements de danse suivants, écoutez de près ces mélodies chantantes : vous y trouverez, dans leurs sauts de registres et leurs contrastes d’articulations, la coexistence paradoxale de plusieurs voix mêlées en une. Bien sûr, jeu et geste vont de pair. Le geste, c’est l’élément fondateur de l’économie de moyens chez Britten. Chez Bach, c’est l’élément limitant qui est surmonté par virtuosité pour créer au violoncelle une écriture digne d’un orgue. Finalement, le spécialiste à cuisiner pour ce programme de concert se trouve tout au fond de la salle. C’est l’enfant manipulant son jouet. Il a déjà tout compris.
Marinu Leccia