« L’accueil fait à mon morceau de violoncelle a été excellent et m’encourage beaucoup à faire la Sonate entière », écrit Gabriel Fauré à son éditeur Hamelle en juin 1880, trois jours après une exécution privée de son Élégie pour violoncelle et piano. Il faudra pourtant attendre près de quarante ans et le crépuscule de la carrière du compositeur pour assister à la naissance d’une sonate pour cette formation, puis d’une deuxième… Avant cela, Fauré aura multiplié les courtes « pièces de genre », laissant à sa mort un corpus aux allures de grand écart temporel et stylistique.
L’Élégie aurait pourtant pu prendre place au sein d’un ouvrage plus vaste : son allure de marche solennelle, sa forme en trois parties avec retour du thème initial dans le dernier volet sont en effet des caractéristiques qu’on retrouve dans bien des mouvements lents de sonates. Désireux de donner une suite à cette pièce à succès, Hamelle passe commande à Fauré en 1884 d’un morceau cette fois-ci léger et volubile. Fauré s’exécute et élabore un mouvement virevoltant, hautement virtuose. L’éditeur ayant convenu d’un titre évocateur pour mieux vendre sa partition, il s’apprête à l’intituler Libellules mais Fauré, agacé par ce jeu purement mercantile, réplique : « Papillon ou mouche à m…, mettez ce que vous voulez ! » Ce sera Papillon.
Le récital de ce soir s’ouvre avec deux autres brèves pièces que le compositeur ne destinait pas, dans un premier temps, au duo violoncelle-piano. La Sicilienne devait prendre place au sein d’une musique de scène composée pour Le Bourgeois gentilhomme de Molière, représenté en 1893 à l’Odéon. Voilà qui explique l’écriture baroquisante de cet air que Fauré réutilisera en 1898 pour une nouvelle musique de scène, destinée cette fois-ci au Pelléas et Mélisande de Maeterlinck. S’il confie alors les premiers rôles à la flûte et à la harpe pour mieux fondre son orchestre dans le décor médiéval de la pièce, Fauré échafaude la même année une version chambriste de cette même Sicilienne, pour violoncelle et piano.
La Romance date quant à elle de la même période (1894) et était à l’origine pensée pour violoncelle et orgue, sans doute pour la tribune de l’église de la Madeleine où le compositeur allait bientôt être titularisé. C’est toute la vocalité de Fauré qui s’exprime dans ce chant aérien – le compositeur utilisera d’ailleurs le même thème pour sa mélodie Soir. Entre ces quelques pièces du premier Fauré et les deux sonates crépusculaires, une brève Sérénade (1908) vient faire office de trait d’union riche en ornements : ses étonnantes volutes baroquo-hispanisantes s’expliquent par l’identité de son dédicataire, le célèbre violoncelliste catalan Pablo Casals, qui contribua à la popularisation des Suites de Bach.
Ce n’est qu’en 1917, trente-sept ans après y avoir songé avec l’Élégie, que Fauré s’attelle sérieusement à la conception d’une grande sonate pour violoncelle et piano. Bien loin du caractère léger qui prévalait dans les pièces précédentes, le compositeur prend l’instrument à bras le corps dans un premier mouvement tourmenté et colérique, d’une étonnante sécheresse. Faut-il y entendre les échos de la Grande Guerre ? On y est fortement invité par Fauré qui, comme souvent avec le violoncelle, s’appuie sur une œuvre scénique préexistante : le début de sa Sonate no 1 reprend très distinctement un passage terrible de son opéra Pénélope (1913), le retour d’Ulysse préparant le massacre des prétendants. Avec son chant mélancolique et son piano éthéré, le deuxième mouvement pourrait apporter davantage de sérénité mais Fauré maintient son discours sous tension, modulant sans arrêt, ne reposant jamais l’accompagnement du piano. Le finale en revanche apporte une conclusion heureuse à l’ensemble, le compositeur multipliant les envolées vers l’aigu comme autant d’ascensions irrésistibles vers la lumière.
Quatre ans plus tard, en mars 1921, Fauré fait une nouvelle et dernière incursion dans le répertoire pour violoncelle et piano avec une Sonate no 2 aussi fraîche, fantaisiste et inventive que la première était sombre. Le finale ressemble même à un exercice de style de la part du maître à la retraite, Fauré déployant sa science du contrepoint et de l’harmonie au service d’un mouvement riche et effervescent. « Ah, tu as de la veine de rester jeune comme ça ! », s’exclamera Vincent d’Indy après avoir découvert la partition de son confrère. Seul le mouvement central, dont l’allure de marche funèbre n’est pas sans rappeler l’Élégie, vient baigner l’ouvrage d’une noble mélancolie. Là encore, Fauré est allé puiser dans une œuvre antérieure pour nourrir le théâtre sans paroles de son duo : le Chant funéraire qu’il venait d’écrire pour le centenaire de la mort de Napoléon Ier.
Allant du chant clair de la Romance au contrepoint subtil des sonates, le large corpus pour violoncelle et piano n’a guère d’équivalent dans le catalogue fauréen, si ce n’est celui des treize Nocturnes pour piano seul : composés entre 1875 et 1921, ils vont du romantisme de Chopin (très présent encore dans le Nocturne no 1) à la polyphonie aventureuse du Nocturne no 13, qui s’ouvre comme une page de Bach avant de se gorger de chromatismes. Clé de voûte du recueil, le Nocturne no 6 (1894) a ébloui nombre de commentateurs pour le ciel étoilé de sa partie centrale. Contempler ces Nocturnes, comme le disait Philippe Fauré-Fremiet, fils du compositeur, c’est écouter « la secrète communion de l’homme et des choses invisibles ».
Tristan Labouret