En août 1857, Richard Wagner met une double barre conclusive au deuxième acte de Siegfried… et délaisse aussitôt sa future Tétralogie pour commencer l’écriture d’une partition centrale dans sa carrière : Tristan et Isolde. Ce nouvel opéra lui est inspiré par sa découverte récente de la philosophie de Schopenhauer et par son attirance croissante pour Mathilde Wesendonck, la femme de son mécène et voisin à Zurich. Cet amour impossible contraint le compositeur – alors lui-même marié à Minna – à quitter la Suisse pour s’installer seul à Venise où, en mars 1859, il achève le deuxième acte de son ouvrage. Coïncidence ou non, cet acte conçu lors de son exil solitaire contient un des plus grands duos d’amour de l’histoire de la musique : Tristan et Isolde se retrouvent en secret, dévoilent et apprivoisent leurs sentiments enfouis, lors d’une longue scène nocturne qui influencera bien des artistes des générations futures – à commencer par Arnold Schönberg pour sa Nuit transfigurée.
Ce deuxième acte est bien davantage qu’une déclaration d’amour et un grand moment de lyrisme ; Wagner lui-même sait qu’il s’agit d’une partition fondamentale pour sa personnalité musicale en plein épanouissement. C’est ici qu’il affine son style, cette manière de dessiner les transitions les plus délicates entre les humeurs les plus contrastées, comme il l’explique quelques mois plus tard, en octobre 1859, dans une lettre à Mathilde Wesendonck : « Mon plus grand chef-d’œuvre dans l’art subtil de la transition est certainement la grande scène du deuxième acte de Tristan et Isolde. Le début de cette scène présente la vie débordante en ses passions les plus violentes, la fin, le désir de mort le plus solennel, le plus profond. Ce sont là les piliers : désormais voyez, mon enfant, comment je les ai reliés, comment ce désir passe de l’un à l’autre ! Tel est le mystère de ma forme musicale ». Bien des années plus tard, Pierre Boulez confirmera : « la grande force de Wagner a été d’inventer la continuité dans l’opéra et c’est une grande innovation », confiera-t-il à Michel Archimbaud.
Dans ce deuxième acte, cette importance de la transition s’exprime dans un beau symbole, quand Isolde invite Tristan à considérer le mot « et » dans « Tristan et Isolde ». Les innovations les plus importantes sont toutefois à chercher sous les mots : l’orchestre prend une part plus active que jamais au drame, à la façon d’un chœur antique sans paroles. Ce sont les instruments omniscients qui expriment, brassent, confrontent, murmurent, hurlent parfois les sentiments, les situations que les protagonistes explorent à tâtons. Wagner accorde le statut de véritables personnages à certains d’entre eux (bois, harpe, alto…), répète et combine des leitmotive lourds de sens, recourt systématiquement à des chromatismes qui lui permettent de glisser d’un motif à un autre, d’une phrase à une autre, tressant un fil musical organique qui ne se rompt que sur des événements exceptionnels – tel ce deuxième acte qui prend fin sur la mort du héros.
Si Tristan est inextricablement lié à l’idylle entre Wagner et Mathilde Wesendonck, la Dixième Symphonie de Mahler est associée à l’inverse à la grave crise que traverse le couple Gustav-Alma pendant l’été 1910. On en trouve des traces jusque sur le manuscrit de l’ouvrage : « Annihile-moi, que j’oublie que j’existe, que je cesse d’exister », « Vivre pour toi ! Mourir pour toi, Almschi ! » Ce surnom d’Alma accompagne sur la partition du finale un jaillissement soudain, comme un cri des violons. Ce dernier mouvement restera à l’état d’esquisse. Seul le long Adagio qui fait office de premier mouvement sera achevé par le compositeur avant son décès l’année suivante.
Cette page de près d’une demi-heure est un condensé du style mahlérien, qui s’inscrit dans le prolongement des innovations wagnériennes. Elle s’ouvre sur un récitatif tortueux des altos qui sonne comme un écho lointain de Tristan, avant qu’un thème chaleureux, aux larges intervalles hyper expressifs, ne déploie son chant mélancolique. Comme souvent chez Mahler, l’ironie n’est jamais loin, bien perceptible dans une troisième idée grinçante, accompagnée d’un motif sautillant. Ces trois éléments sont-ils conciliables ? Leur juxtaposition systématique semble suggérer une réponse négative, jusqu’à un violent accord dissonant – le seul tutti fortissimo de l’œuvre – qui semble agir comme un révélateur : désormais les différentes idées vont se mêler jusqu’à une conclusion apaisée.
Pierre Boulez dirigea cet Adagio à de nombreuses occasions, notamment en ouverture du concert inaugural de la Cité de la musique à Paris, le 12 janvier 1995, à la tête de l’Orchestre du Conservatoire. Cette musique le fascinait à plus d’un titre : elle lui permettait par exemple d’aiguiser sa compréhension des œuvres de la Seconde école de Vienne ; il avoua par ailleurs trouver des similitudes entre l’écriture de Mahler et ses propres préoccupations de compositeur, notamment dans la façon d’essayer « d’obtenir constamment des perceptions différentes d’un même matériau musical ». On pourrait en effet entendre cet Adagio comme un vaste kaléidoscope de facettes complémentaires et irréductibles… Ne serait-ce pas alors un excellent miroir de la personnalité multiple de Boulez ?
Tristan Labouret