La publication récente d’enregistrements radiophoniques inédits de Chet Baker (1929-1988) sur disque est venue rappeler, s’il en était besoin, la place particulière que le contrebassiste Riccardo Del Fra a tenue auprès du trompettiste américain pendant les dernières années de sa vie. Dans cet album « Live in Paris, The Radio France Recordings 1983-1984 » (Elemental Music), dont le contenu fut capté dans la cave d’un club parisien désormais disparu, Le Petit-Opportun, on entend le contrebassiste, alors âgé de 28 ans, auprès de Chet Baker au sein d’un trio dont le troisième membre était le pianiste Michel Graillier. En l’absence de batterie dans ce groupe, on mesure très clairement la double mission assignée à Riccardo Del Fra à l’époque : celle de conserver le tempo, en architecte sourcilleux du temps qui passe, d’une part, et celle de fournir à ses partenaires, d’autre part, l’assise harmonique à partir de laquelle l’un et l’autre, poètes aux destins tourmentés, pouvaient laisser libre cours à leur sens aigu de l’improvisation. Une école exigeante, de l’équilibre et de l’écoute, de l’assurance et de la dynamique, qui a rendu cette expérience de Riccardo Del Fra auprès de Chet Baker véritablement fondatrice. Le contrebassiste ne cache d’ailleurs pas les nombreuses leçons – musicales mais aussi humaines et professionnelles – qu’il a apprises auprès de lui, parfois à la dure, parfois en parfaite communion avec cet ange déchu, écorché et bouleversant du cool jazz.
En 2011, parvenu à un autre temps de sa carrière, Riccardo Del Fra s’est vu proposer de saluer ce musicien qui a marqué son cheminement artistique si profondément. À l’invitation du festival Jazz in Marciac, il lui a ainsi rendu hommage en interprétant, accompagné par le regretté Roy Hargrove et un ensemble de cordes et de bois, certains des standards fétiches du trompettiste arrangés par ses soins, tout en présentant quelques compositions inspirées de son expérience. Trois ans après, ce projet est devenu un disque, qui a pris le titre délibérément subjectif de « My Chet My Song », avec cette fois-ci Airelle Besson à la trompette. En 2022, ce répertoire a connu un nouvel avatar grâce à l’Opéra de Toulon, qui a proposé à Riccardo Del Fra de porter ce programme à l’échelle d’un orchestre symphonique. C’est cette version qui est présentée en ouverture de programme ce soir.
Soucieux de ne pas verser dans l’exercice de style, Riccardo Del Fra ne s’est pas contenté, pour My Chet My Song, d’arranger de manière trop littérale les chansons reprises au répertoire de Chet Baker. Il a envisagé ce matériau comme un trait d’union entre son passé et le musicien qu’il est devenu. Aussi sa plume s’est-elle autorisée des libertés par rapport à la forme originelle des morceaux, « en créant des introductions à tiroirs, en insérant des interludes, en inventant de nouveaux canevas pour l’improvisation, voire en liant un morceau du répertoire avec une composition personnelle », ainsi qu’il l’explique lui-même. Si chaque interprétation se charge du souvenir de Chet Baker et de son amour des mélodies, elle est ainsi aussi sous-tendue par les propres conceptions de Del Fra en matière d’écriture et d’orchestration, nourries par sa familiarité avec la musique française, son travail pour le cinéma ou encore son bagage de compositeur néo-classique. À ses côtés, présent depuis l’origine, le saxophoniste Pierrick Pédron apporte le souffle du be-bop à l’esprit du projet et l’ancre dans le jazz le plus vif auquel Chet Baker s’était frotté à ses débuts, auprès de Charlie Parker.
La seconde partie du concert est dévolue à Mystery Galaxy, poème symphonique pour quintette et orchestre récemment composé par Riccardo Del Fra. Conçue comme une suite, cette pièce relève le défi de proposer une écriture qui articule étroitement le développement de formes et de textures exploitant toutes les propriétés de l’orchestre symphonique jusque dans ses expressions les plus contemporaines tout en la maintenant ouverte aux compétences d’improvisation des musiciens de jazz, à leur capacité à interagir dans l’instant et à générer en temps réel des séquences musicales qui s’inscrivent dans la superstructure de l’œuvre. Adepte des formes d’improvisations les plus actuelles et les plus expérimentales, Rémi Fox succède à Pierrick Pedron au sein du quintette pour cette pièce dont le titre énigmatique renvoie aux inspirations du compositeur. Mystery Galaxy entend placer ainsi en miroir le pouvoir fascinant des structures cosmiques et l’infiniment grand avec celui, tout aussi énigmatique, de nos galaxies intérieures et ce foisonnement de l’infiniment petit qui, au cœur de nos synapses, engendre le fourmillement des idées, des sentiments et, peut-être, le plus insaisissable, de l’inspiration.
Vincent Bessières