Dans sa présentation de Volumina (1961-62), György Ligeti confie : « Pour composer Volumina, je suis parti exclusivement des possibilités de l’orgue et je me suis posé les questions suivantes : quelles qualités sonores peut-on tirer de l’instrument, quelle musique peut-on développer à partir de celles-ci ? J’ai essayé d’ignorer le poids immense de la tradition qui pèse sur l’orgue plus que sur d’autres instruments. »
L’orgue est en effet porteur d’une tradition considérable : instrument liturgique par excellence, intrinsèquement lié à l’expression de la foi chrétienne, ses timbres caractéristiques définissent le paysage sonore des lieux de culte chrétiens et s’incarnent dans un répertoire spécifique, propice à la spiritualité. Cette fonction sacrée se double d’une forte dimension historique et culturelle, représentée en particulier par l’œuvre monumentale de Johann Sebastian Bach qui jouit d’une autorité et d’un prestige tels que son ombre plane sur une majeure partie du répertoire, religieux ou non. Ligeti affirme ainsi avoir cherché à « se délivrer de cette tradition pesante ». Ses recherches expérimentales, déjà mises en œuvre dans des pièces orchestrales comme Atmosphères, sont transposées vers l’orgue. Il y exploite des clusters (agrégats d’accords complexes) pour créer des textures et masses sonores qui évoluent très graduellement par transformation du timbre, de la dynamique ou du registre, et se distinguent par le contraste entre statisme et mouvements internes. Employant une notation graphique subtilement élaborée pour communiquer ses idées à l’interprète, Ligeti engendre dans cette pièce magistrale une expressivité d’une radicale nouveauté. Ce langage contraste de manière saisissante avec la première œuvre du récital – le dernier des Chorals de Leipzig de Bach : « Vor deinen Thron tret’ ich hiermit » (« Devant ton trône, je vais comparaître ») – où l’intensité de l’art contrapuntique de Bach se conjugue à une sobriété presque dépouillée, en parfaite adéquation avec la gravité du sujet.
Avant les propositions de Ligeti et de ses contemporains Mauricio Kagel, Bengt Hambraeus ou Hans Otte, Olivier Messiaen, titulaire du grand orgue de l’église de la Trinité à Paris, s’imposait comme un innovateur exceptionnel : catholique fervent, dont la majeure partie de l’œuvre célèbre les mystères religieux, il introduit à l’église ses recherches dans les domaines du rythme, de l’harmonie, mais également du timbre, transformant ainsi sa tribune en un laboratoire expérimental au service de la foi. Dès ses premières théorisations, Messiaen réclamait en effet « une musique vraie, c’est-à-dire spirituelle, une musique qui soit un acte de foi ; une musique qui touche à tous les sujets sans cesser de toucher à Dieu ».
Premier grand cycle de Messiaen pour cet instrument, L’Ascension (1933) est une œuvre de jeunesse dont le sous-titre « quatre méditations symphoniques » rappelle l’origine : les mouvements I, II et IV sont une transcription de la version originale pour orchestre (orchestrée à Monaco entre mai et juillet 1933), lorsque le troisième – jouant du contraste entre des accords rapides et dynamiques, des thèmes de pédaliers majestueux et des traits véloces – fut spécifiquement composé pour l’instrument. Chacune de ces méditations porte un titre du compositeur, issu d’une citation biblique placée en exergue de la partition. Messiaen y crée des climats propices à la spéculation religieuse, tout en concevant des œuvres qui, en elles-mêmes, constituent une forme d’exégèse, comme le seront plus tard la Nativité du Seigneur (1935) ou les Méditations sur le mystère de la Sainte Trinité (1972).
Le catholicisme est consubstantiel de la relation au monde et à l’art de Franz Liszt, comme en témoigne l’atmosphère de dévotion et de prière des Consolations, d’après un recueil de poèmes de Sainte-Beuve, ou les variations sur Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen (1862-63), auxquelles le chœur d’ouverture de la cantate BWV 12 de Bach sert de matériau compositionnel et programmatique. La basse de lamento, motif chromatique descendant, que Bach reprend également dans le déchirant « Crucifixus » de la Messe en si mineur, y symbolise, comme dans de nombreuses pièces baroques, la plainte et la douleur. Accablé par la perte de ses deux enfants, Liszt se consacre dans cette œuvre à une réflexion sur la souffrance humaine et la quête de réconfort spirituel. Au fil des variations, Liszt crée une forme directionnelle : de la plainte et du désespoir surgiront rédemption et lumière. Exploitant le chromatisme, l’harmonie riche et les modulations qu’il permet, le contraste entre virtuosité débridée, issue de son jeu pianistique, et récitatifs d’une grande intimité, Liszt élabore un climat exalté. Les tensions dramatiques, l’instabilité émotionnelle, les couleurs sombres, puissamment romantiques, reflètent le pessimisme de l’existence (« Les pleurs et les lamentations, Les tourments et le découragement, L’angoisse et la détresse sont le pain noir des chrétiens »), jusqu’à l’intense lumière finale : Liszt clôt son œuvre en empruntant à Bach le choral « Was Gott tut, das ist wohlgetan » (« Ce que Dieu fait est bien fait »), exprimant la résignation et l’acceptation de la volonté divine.
Yves Balmer