Tout est prêt. La Foule se masse.
L’orchestre, à pas de loup,
Discrètement se place.
L’éléphant prend sa trompe,
Le cerf son cor de chasse.
Et voici que soudain
Monte dans le silence
Pour le plaisir de nos cinq sens
La musique du Maître Saint-Saëns.
C’est ainsi que Francis Blanche, auteur, acteur et humoriste français né en 1921 – l’année de la mort de Saint-Saëns – introduit la musique du Carnaval des animaux dans le texte poétique et facétieux qu’il écrit pour l’accompagner. Alors que Saint-Saëns avait interdit toute représentation publique de son œuvre après sa création en 1886 à l’occasion du Carnaval de Paris, sa partition sous-titrée « Grande fantaisie zoologique » connaîtra après son décès la popularité que l’on sait, inspirant musiciens et poètes en tous genres.
1921 marque aussi le début des Années folles ou « Roaring twenties » – littéralement « années rugissantes », le terme faisant moins référence au monde animal qu’à un nouveau type de carnaval, celui d’une modernité exubérante déchaînée après la Grande Guerre. Les années qui suivent la mort de Saint-Saëns – et la renaissance du Carnaval des animaux – sont aussi celles d’une transformation musicale majeure : on se met à danser, d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, sur des rythmes nouveaux, bientôt rassemblés sous la bannière du « jazz ». Ce nouveau genre devait connaître de nombreux développements au cours du XXe siècle, que The Amazing Keystone Big Band s’attache à représenter dans une adaptation ludique et enjouée de la musique de Saint-Saëns : bienvenue dans le Carnaval jazz des animaux.
Comme en écho au texte de Francis Blanche, le premier à proposer entre les mouvements de l’œuvre de courts intermèdes parlés afin d’accompagner la narration musicale, l’ensemble arrive à « pas de loup », ou plutôt devrait-on dire à voix de loup, puisque le narrateur se trouve être ici un grand prédateur affamé, suivant les conseils du lion pour se balader incognito au beau milieu de la ménagerie et ainsi choisir ses proies. Le conte signé Taï-Marc Le Thanh justifie alors un remaniement des différents mouvements par rapport à l’ordre de l’œuvre originale, pour mieux servir une nouvelle histoire pleine de rebondissements, d’astuces et de déboires – notamment lorsqu’il s’agit pour notre narrateur à quatre pattes de traverser la rivière-Aquarium…
Big band oblige, l’instrumentarium est bien sûr renouvelé, mais s’attache toujours à caractériser chaque animal ou groupe par des timbres spécifiques. Ceux-ci n’empruntent plus au spectre des cordes mais exclusivement à celui des vents, et plus particulièrement des cuivres : le thème du galop d’Orphée aux Enfers de Jacques Offenbach, le fameux French cancan, ralenti à l’extrême par les violoncelles et altos dans l’œuvre de Saint-Saëns pour figurer les tortues, se retrouve ici à l’arrière-plan d’une langoureuse bossa nova, accompagnant un solo de saxophone ténor. Le caquetage concertant de la basse-cour est porté par les trompettes dans un style funk au moins aussi efficace que celui de Jean-Philippe Rameau – dont s’était inspiré Saint-Saëns – dans l’imitation des poules ; l’éléphant-contrebasse devient éléphant-tuba, offrant lui aussi un barrissement des plus réalistes ; quant aux poissons de l’aquarium, la chimie jazzistique les a transformés en bugles !
The Amazing Keystone Big Band prouve une nouvelle fois que le jazz peut se saisir de tout, s’approprier chaque thème et en faire son propre carnaval, lui qui a voyagé de l’Afrique à l’Amérique, de New Orleans à Rio, emportant l’Europe dans son sillage. À la diversité des tons – parodique, féérique, lyrique… – de la partition originale répond une grande variété de rythmes et de styles qui donne toute la mesure de ce dont un big band est capable après un siècle d’histoire du jazz. Le mouvement des kangourous se prête ainsi à merveille à une adaptation dans le style du Harlem stride, hérité du ragtime, où la main gauche du pianiste alterne dans un tempo rapide basses et accords, s’ajoutant ici aux sauts des accords de main droite écrits par Saint-Saëns. Les hémiones, drôles d’Animaux véloces venus d’Asie, galopent au rythme effréné des trompettes, trombones et saxophones à l’unisson dans la tradition du bebop de Charlie Parker et de ses collègues ; cette nouvelle forme de démonstration virtuose née dans les années 1940 constitue une référence de choix, digne pendant de l’écriture pianistique de la fin du XIXe siècle dont Saint-Saëns était l’un des principaux représentants et qu’il caricature dans ce numéro mettant en scène une course d’ânes sauvages. On quitte un peu plus tard les États-Unis pour le Brésil, suivant les oiseaux colorés de la volière pour une samba de flûtes traversières ; pour ce titre, l’instrument-personnage ne change guère – lequel mieux que la flûte pourrait imiter la légèreté du vol d’oiseau ? – mais la rythmique syncopée amplifie l’effet de vertige qui caractérise le thème de Saint-Saëns.
Plus qu’un prétexte à l’arrangement, la musique du Carnaval des animaux ne perd rien de son humour originel et du principe qui présidait à sa création : divertir. Laissez-vous donc porter par la magie de cette Grande fantaisie jazzologique !
Manon Fabre