Le 10 décembre 1978 à l’Opéra de Paris, Pierre Boulez prend la parole. C’est le point d’orgue de plus d’un mois de festivités et de concerts organisés dans toute la France ; aujourd’hui, Olivier Messiaen a 70 ans. Retransmis sur les ondes de France Musique, Boulez prononce donc un discours qui montre tout ce qu’il doit à son ancien maître : celui-ci a eu selon lui « le mérite de sortir la musique française d’une tradition affaiblie, de considérer la musique, à une époque de nationalisme exclusif, comme un phénomène global et universel, ouvrant ses fenêtres sur le monde entier. Il a agrandi son registre expressif par ses recherches sur les sonorités instrumentales, le rythme et le temps musical, qui ont eu une influence immense ».
Parmi les œuvres de Messiaen, il en est une qui illustre particulièrement bien cette déclaration : le Quatuor pour la fin du Temps, écrit et créé en captivité au début de la Seconde Guerre mondiale, sous la neige du Stalag VIII A, à Görlitz. Alors que Messiaen pourrait céder à la tentation d’un nationalisme musical compréhensible en pareille circonstance, il repousse les frontières et embrasse le monde dès les premières notes. Il les décrit en ces termes : « vers cinq heures du matin, un oiseau soliste improvise, entouré de poussières sonores, d’un halo d’harmoniques perdus très haut dans les arbres. Transposez cela sur le plan religieux : vous aurez le silence harmonieux du ciel. »
La suite du Quatuor n’est pas moins forte. Tout au long des huit mouvements qui sollicitent la formation dans toutes ses déclinaisons (du solo à l’ensemble), Messiaen déploie sa science des modes harmoniques et rythmiques pour sculpter l’espace et le temps, cherchant à effleurer du doigt l’infini et l’éternité au milieu d’une humanité en souffrance. Après la polyphonie scintillante de la Liturgie de cristal, le deuxième mouvement évoque la puissance de l’Ange et « les harmonies impalpables du ciel ». Séparées par un Intermède dansant et léger, les troisième et cinquième pièces atteignent des dimensions inouïes : le solo de l’Abîme des oiseaux dilate tout d’abord le temps, poussant le souffle de la clarinette jusqu’au vide ou précipitant le discours dans une quantité de petites notes joyeuses. Quant à la Louange à l’Éternité de Jésus, elle abolit toute notion de durée : tandis que le piano chemine selon une procession concentrée, l’archet du violoncelle trace une mélodie absolue qui défie les lois de la pesanteur harmonique.
Les quatre instruments se rejoignent pour entonner à l’unisson le sixième mouvement, une « musique de pierre, formidable granit sonore ; irrésistible mouvement d’acier ». Cette Danse de la fureur est la seule au sein du Quatuor à évoquer les catastrophes de l’Apocalypse. La septième pièce est la plus complexe de l’ouvrage, développant alternativement deux thèmes contrastants : le premier est un chant de violoncelle rêveur qui rappelle la Louange du cinquième mouvement ; le second est une scansion rythmique correspondant à l’Ange du deuxième mouvement. L’œuvre s’achève sur un ultime chant de louange, entonné cette fois-ci par le violon, au-dessus des palpitations irrégulières du piano. Cette louange « s’adresse plus spécialement au second aspect de Jésus, à Jésus-homme, au Verbe fait chair, ressuscité immortel pour nous communiquer sa vie. Elle est tout amour. »
Avant Messiaen, un autre compositeur français avait refusé d’adopter une posture nationaliste répandue en son temps : Maurice Ravel, qui s’affranchit de la Société Nationale de Musique – fondée en 1871 au lendemain de la défaite de Sedan – pour créer en 1904 la Société musicale indépendante. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale n’allait rien changer à la démarche universaliste du musicien : dans son Trio en la mineur écrit en 1914, Ravel va chercher des sources d’inspiration singulières, abolissant les frontières géographiques et temporelles. Si son vertigineux deuxième mouvement peut rappeler la dentelle des scherzos mendelssohniens, il s’agit surtout d’un « pantoum », une forme poétique originaire de Malaisie selon laquelle « deux sens formant contraste doivent se poursuivre parallèlement du commencement à la fin », comme l’explique le compositeur lui-même. Les « sens » en question sont un discours sautillant et un chant ample, que Ravel va jusqu’à superposer au milieu du mouvement. À cette science du contrepoint s’ajoute une alchimie des timbres qui entraîne l’auditeur dans des mondes inouïs, pizzicati, arpèges, harmoniques et bariolages s’enchaînant dans un tourbillon irréel.
Avant ce pantoum, le premier mouvement revenait aux origines basques du compositeur, reprenant le rythme balancé du zortziko, une danse basque à cinq temps. Large et sombre, le troisième mouvement en réfère à nouveau à une danse mais Ravel explore cette fois-ci le temps et non l’espace, remontant aux lentes passacailles des XVIIe et XVIIIe siècles. Quant au finale, il reprend les cinq temps du premier mouvement. Riche en effets orchestraux, depuis les grondements graves de la main gauche du piano jusqu’aux sonneries des trilles dans l’aigu du violon, cette ultime page déploie une énergie effrayante, qui lui donnerait presque l’aspect d’une danse de la fureur avant l’heure.
Tristan Labouret