On ne peut que s’étonner du fait que la musique religieuse de la Renaissance ait pu être aussi imprégnée du thème de la guerre, très présent sous un double visage. Au XVe siècle, c’est l’apparition de la mélodie anonyme de L’homme armé qui irriguera plus d’une quarantaine de messes, sous la forme d’une citation clairement reconnaissable (souvent placée au tenor) ; au XVIe siècle, c’est le modèle de la célèbre chanson polyphonique La Bataille (ou La Guerre) de Clément Janequin (1485-1558), dont les motifs réapparaîtront en traversant librement les différentes voix du contrepoint de nombreuses pièces. C’est un mélange des thèmes de la guerre et de la mort que propose ce concert, en associant de façon originale différents répertoires religieux qui les évoquent.
Le Franco-flamand Pierre de La Rue (v. 1460-1519) incarne le lien entre les deux parties du programme, puisque son Requiem (première partie) précède les sections de sa Messe L’homme armé (seconde partie). Comme nombre de ses compatriotes, ce compositeur majeur a beaucoup voyagé notamment comme musicien de la Chapelle impériale de Maximilien, avant de s’établir à la cour de Marguerite d’Autriche, princesse à la triste destinée pour laquelle il composera plusieurs chansons exprimant sa mélancolie. En effet, tour à tour fiancée et répudiée, puis deux fois prématurément veuve, la fille de Maximilien mourra sans postérité après avoir fait bâtir à Brou, à la mémoire de son dernier époux, une église mausolée, chef-d’œuvre de l’art gothique tardif dont les gisants de marbre impressionnent encore.
On ne connaît pas l’identité du défunt pour lequel Pierre de La Rue a écrit à quatre et cinq voix la polyphonie de cette Missa pro fidelibus defunctis à partir des chants liturgiques appropriés en cette circonstance, cités au tenor et/ou à la partie de superius. Mais la caractéristique remarquable de ce Requiem est sa couleur exceptionnellement sombre, qui convient à l’atmosphère grave des obsèques. Les voix de basses particulièrement profondes qui sont requises ici correspondent bien à certaines descriptions de l’époque, qui évoquent également le tempo approprié à l’église en général, plus lent encore lors des cérémonies funèbres.
La succession des pièces qui forment la liturgie de la messe des morts est respectée dans ce programme, mais Dominique Visse a pris la liberté d’insérer quelques parties extraites d’autres Requiem composés par des contemporains : le Franco-flamand Jean Richafort et le Français Antoine de Févin. Il en résulte une plus grande diversité d’écriture, d’effectifs (de deux à huit voix), mais aussi de distribution puisque l’association libre des voix et des instruments (ici, cornet à bouquin, chalemie, sacqueboute et dulciane) permet d’entendre toute la palette de couleurs caractéristique de la musique de la Renaissance.
Les deux succès respectifs du thème de L’homme armé et de celui de La Bataille ont chacun un vraisemblable ancrage historique : le premier est une mélodie qui, outre son profil simple, facile à mémoriser et propice aux manipulations musicales, est sans doute liée aux velléités de croisades suscitées par la prise de Constantinople en 1454. Le second est à l’origine une chanson polyphonique descriptive particulièrement vivante, souvent associée à François Ier et à la célébration de la victoire de Marignan (1515), mais qui a probablement été diffusée une dizaine d’années plus tard, pour faire oublier la défaite du roi à Pavie (1525), qui précède de peu les premiers imprimés musicaux parisiens.
Cette chanson de facture exceptionnelle, émaillée d’onomatopées, a frappé les oreilles de toute l’Europe et donné lieu à de multiples imitations et arrangements vocaux comme instrumentaux ; le genre même de la messe, habitué au XVIe siècle à s’appuyer sur des modèles vocaux préexistants (genre appelé aujourd’hui « messe-parodie »), n’a pas échappé à cette vogue. Clément Janequin lui-même composera une Messe La Bataille sur sa propre chanson, participant ainsi à cette pratique paradoxale introduisant la présence sous-jacente de références guerrières dans un chant de paix. Ces motifs mélodiques habillés des textes latins de la messe étaient-ils reconnus par tous les auditeurs ? L’anecdote que raconte Noël Du Fail en 1548 semble en tout cas indiquer la large diffusion de la chanson dans la société, et son puissant effet belliqueux : « Quand lon chantoit la chanson de la guerre faite par Jannequin devant ce grand François, pour la victoire qu’il avoit euë sur les Suisses, il n’y avoit celuy qui ne regardast si son espee tenoit au fourreau, et qui ne se haussast sur les orteils pour se rendre plus bragard et de la riche taille. »
À partir de différentes messes sur ces deux thèmes, ce programme fait donc entendre une sorte de messe recomposée mais cohérente, qui propose un brillant voyage musical dans l’espace et dans le temps, une promenade du XVe siècle au début du XVIIe siècle et de la Flandre à la France, en passant par l’Italie et l’Espagne.
Isabelle His