« La musique me touche beaucoup, mais à vrai dire je pense que je ne la comprends pas », confiait, peu avant sa mort, Francis Bacon à Michel Archimbaud. Or c’est contre cette disjonction entre l’intelligence et l’émotion musicales que Pierre Boulez s’est battu toute sa vie. Faire aimer la création et en explorer les méandres participaient chez lui d’un même désir de transmission, qui s’incarnait autant dans les gestes du chef d’orchestre que dans les mots du penseur. Tout semble ainsi séparer le compositeur, qui a consacré une lumineuse étude à Paul Klee, Le Pays fertile, et le peintre pour qui musique et peinture étaient « deux modes d’expression qui n’ont rien à voir entre eux ». Verdict définitif sur l’incommensurabilité des langages de l’art ? Ou signe d’une préoccupation fondamentale, celle-là même qui poussait le peintre à être non seulement auditeur de la musique de Boulez, mais aussi lecteur de ses écrits ?
Boulez fait la connaissance de Bacon à Londres en 1971, alors qu’il prend la direction du BBC Symphony Orchestra. Vingt ans plus tard, il l’invite à l’Ircam à la création partielle d’…explosante-fixe…. L’œuvre est introduite avant le concert par le compositeur, qui en retrace la genèse tortueuse à travers ses multiples versions depuis les premières esquisses en 1971, année de la mort d’Igor Stravinsky à qui elle est dédiée. Expliquer sa démarche artistique ? Bacon s’en dit incapable. Ce qui ne l’empêche pas de glisser cette phrase saisissante, qui résume à elle seule l’art de Boulez : « Il cherchait, grâce à de nouvelles techniques, une autre façon d’enregistrer son instinct ». Le compositeur se méfiait de la spontanéité de l’acte de création. Il y décelait une fausse liberté. Un instinct sans technique est condamné à emprunter les chemins qui lui sont familiers : contraint de puiser dans sa mémoire, l’invention réelle lui est interdite. Mais Boulez était aussi conscient qu’il n’y a pas d’art sans impulsion. La technique ne visait dès lors pas à domestiquer son instinct, mais à jouer avec lui pour l’entraîner sur des voies insoupçonnées : lui « donner la force de rompre les règles dans l’acte qui les fait jouer », comme l’écrivait Michel Foucault. Bacon de son côté, pour conjurer l’instinct et ses « clichés », usait de ce qu’il appelait « la catastrophe » : des traits de peinture ou de chiffon bouleversant un tableau soi-disant achevé pour pousser le peintre à aller chercher « la figure ».
Une étonnante proximité entre les deux artistes se fait alors jour. « Toujours le seul problème pour l’artiste, remarque Bacon : exprimer un sujet, qui est toujours le même et qu’on ne peut pas changer, mais en trouvant des formes chaque fois nouvelles ». En 1944 il peint Three Studies for Figures at the Base of a Crucifixion, qu’il considère comme sa première œuvre véritable. Une Second Version of Trypich 1944 est terminée en 1988, dont il réalise une lithographie intitulée after, Second Version of the Trypich 1944, dédiée à Pierre Boulez. La musique de celui-ci aussi est tissée de formes fécondées à partir d’anciennes compositions ou d’un fragment, et leur gestation a parfois demandé plusieurs décennies, comme …explosante-fixe… (1971-1994), dont un fragment de sept notes issu de la partie de violon a engendré Anthèmes (1991).
C’est Yehudi Menuhin qui, au cours de l’hiver 1990, demande à son ami de trente ans d’écrire une œuvre pour le Concours international de la ville de Paris. Composée de sept sections développant chacune un geste instrumental, Anthèmes se déploie autour d’un ré, « comme des cercles concentriques à la surface de l’eau, qui se perdent, renaissent, jusqu’à se résumer à un seul point comme un gravier qu’on jette une dernière fois ». Pour Menuhin, la figuration virtuose et ornementée évoque les chanteurs indiens, et ses pizzicati sonnent comme le cymbalum hongrois. Mais c’est le souvenir d’enfance de Boulez des Lamentations de Jérémie, dont les lettres introduisant les versets latins sont chantées en hébreux (Aleph, Beth…), qui habite les longs glissandi d’harmoniques méditatifs signalant dans l’œuvre le passage d’une section à la suivante.
Comme Anthèmes (« hymnes »), le titre de la Sequenza VIII (1975-1977) de son ami Luciano Berio est une référence au plain-chant grégorien, pour désigner les longs mélismes qui prolongent les Alléluias. Ayant lui-même pratiqué enfant le violon, Berio explique que « composer Sequenza VIII a été comme payer une dette personnelle au violon, qui est pour moi l’un des instruments les plus subtils et les plus complexes. (…) j’ai toujours gardé une forte attirance pour cet instrument, mêlée cependant à des sentiments assez tourmentés ». À l’image des quatorze Sequenze, toutes composées pour un instrument soliste et liées à son interprète, la Sequenza VIII, dédiée à Carlo Chiarappa, pousse aux limites les capacités techniques du musicien et du violon, en simulant une polyphonie à partir d’un instrument monodique, et en théâtralisant la dimension historique qui traverse tout geste musical virtuose. Hommage est rendu à Paganini autant qu’à Bach, la construction harmonique de l’œuvre autour des notes la et si faisant écho à la merveilleuse « Chaconne » de la Partita en ré mineur, BWV 1004.
De même qu’Anthèmes a donné Anthèmes 2 (1997) pour violon et électronique, Berio a par la suite composé Corale (1981), où la mélodie de la Sequenza VIII est enveloppée par un commentaire orchestral.
Lambert Dousson