Très lentement, comme en-dehors de tout tempo, une mélopée continue émerge des profondeurs de l’orchestre. En un geste large comme une vie entière, elle s’anime, se met à frémir, atteint la lumière et revient progressivement au silence. Ainsi s’ouvre Parsifal, « festival scénique sacré » élaboré par Richard Wagner entre 1877 et 1882 pour son nouveau temple, le Festspielhaus de Bayreuth. C’est le plus mystique et métaphysique de ses opéras, à tel point que son interprétation va bientôt s’accompagner d’un vrai poids dramatique… Trop de poids, au goût de certains. Wieland Wagner est de ceux-ci. Au milieu des années 1960, ce petit-fils du compositeur cherche à instaurer un changement d’esthétique au Festival de Bayreuth où il occupe les fonctions de directeur et metteur en scène : « J’aime bien trouver des chefs qui ne surchargent pas de leur propre affectivité la musique déjà chargée d’affectivité de Wagner. Pour Parsifal, une telle surcharge est particulièrement déplacée », déclare-t-il à Antoine Goléa. Aussi confie-t-il la direction de la partition à Pierre Boulez, dont la carrière de chef d’orchestre est récente mais extrêmement prometteuse ; le compositeur français vient de remporter un triomphe dans Wozzeck à l’Opéra de Paris en 1963.
Son Parsifal sera à son tour un succès éclatant. Le 29 août 1966, Jacques Lonchampt s’extasie dans Le Monde : « Boulez est entré sans souvenirs et sans préjugés dans Parsifal, avec cet esprit d’analyse qui fait jouer tous les ressorts secrets de la musique ; et le grand miroir sombre s’est éveillé. » L’alchimie entre l’œuvre et le chef-compositeur va perdurer : c’est avec Parsifal que le maestro fera ses adieux au festival wagnérien en 2005. Entretemps, Boulez dévoile en 1970 sa vision du « grand miroir sombre » dans un article pour le programme de Bayreuth. On y comprend combien la construction de cet opéra le fascine, notamment la façon dont la matière sonore se déploie après l’exposition des principaux leitmotive : ceux-ci « acquièrent une espèce de ductilité qu’ils ne semblaient pas avoir au départ et se combinent pour n’avoir qu’un tissu musical extrêmement riche et mouvant dont on ne sait pas exactement où il va. C’est-à-dire que la continuité paraît, à chaque instant du drame, à la fois nécessaire et toujours hasardeuse ».
En 1996, c’est une autre première inattendue – hasardeuse ? – qui attend Pierre Boulez : les Wiener Philharmoniker, qui l’invitent régulièrement depuis 1992, lui offrent de diriger la Huitième Symphonie d’Anton Bruckner pour le centenaire du décès du compositeur, sur les lieux où celui-ci officia en tant qu’organiste, l’abbaye de Saint-Florian près de Linz. Le défi est de taille, non seulement en raison du caractère exceptionnel de l’événement mais aussi car les Wiener Philharmoniker ont cette œuvre dans le sang depuis qu’ils en ont assuré la création, le 18 décembre 1892… et enfin car Boulez n’a encore jamais dirigé la moindre note de Bruckner !
Les Viennois ont-ils voulu reproduire avec Bruckner le choc boulézien de Parsifal ? Ce ne serait pas surprenant car la Huitième Symphonie entretient de vraies similitudes avec l’opéra de Wagner dans son langage fait de thèmes, de motifs, d’idées nettement caractérisées que le compositeur juxtapose, répète puis transpose, confronte, combine, associe lors de progressions au long cours, s’aventurant dans des bifurcations tonales inattendues, créant ce qu’on pourrait qualifier en parodiant Boulez de « tissu musical extrêmement riche et mouvant dont on ne sait pas exactement où il va »…
Bruckner organise toutefois soigneusement la trajectoire de son œuvre : il reste fidèle au cadre traditionnel de la symphonie en quatre parties, avec un premier mouvement conflictuel, un scherzo vif, un Adagio méditatif et un finale spectaculaire. En outre, plusieurs indices, dans la correspondance du compositeur et dans les publications de l’époque, laissent penser qu’un programme extra-musical sous-tend la partition. On peut ainsi entendre dans les lugubres sonneries de cuivres du premier mouvement « l’annonce de la mort » avant le balancement de l’« horloge de la mort », d’après les mots de Bruckner ; on peut identifier dans le scherzo « Deutscher Michel », ce personnage populaire reconnaissable à son bonnet de nuit et dont on entend le caractère tantôt têtu, tantôt rêveur ; quant au finale, ses cavalcades épiques, ses sonneries solennelles et sa résolution triomphale feraient écho à la rencontre au sommet en 1884 entre le roi de Prusse Guillaume Ier, le tsar Alexandre III et l’empereur d’Autriche François-Joseph – à qui la partition est dédiée.
Reste que ce vernis programmatique a sans doute été posé pour rassurer les premiers spectateurs d’une œuvre aux proportions vertigineuses. En 1887, le chef d’orchestre Hermann Levi, qui avait pourtant créé la Septième Symphonie (et Parsifal) avec succès quelques années auparavant, refusera de faire de même avec la Huitième, restant perplexe devant un tel monstre. Le compositeur remaniera largement sa partition pendant trois ans – la version interprétée ce soir suit l’édition établie par Robert Haas en 1939, à partir du second manuscrit de 1890. Pour s’aventurer dans cet Everest musical, libre à l’auditeur de se laisser guider par un scénario brucknérien ou de plonger dans une métaphysique wagnérienne. Ou de suivre le tissu musical à la manière de Boulez selon Lonchampt : « sans souvenirs et sans préjugés ».
Tristan Labouret