Achevé en 1886, Aus Italien est le premier poème symphonique de Richard Strauss, écrit après un voyage en Italie, aboutissement logique de sa formation intellectuelle. Malgré sa structure de symphonie en quatre mouvements, les sous-titres donnés rattachent clairement cette œuvre au domaine de la musique à programme, sans qu’il faille y chercher une narrativité musicale trop explicite. Pour le compositeur, cette œuvre de jeunesse assurait « le lien étroit entre l’ancienne et la nouvelle méthode », entre la symphonie classique et la modernité du poème symphonique. Le premier mouvement veut, à la manière lisztienne, faire ressortir les éléments méditatifs inspirés par la Campanie. Dans les ruines de Rome procède du même esprit et annonce les œuvres futures avec une alternance entre narrativité et contemplation. Avec ses traits d’orchestre virtuoses, Sur la plage de Sorrente est une peinture impressionniste librement dictée par l’idée poétique qui la sous-tend. Pour Strauss, elle traduit « ce que l’oreille intérieure entend dans toutes les voix délicates de la nature ». Quant au finale, il a pour thème un air à la mode célébrant l’inauguration d’un funiculaire sur le Vésuve, que Strauss prit pour un véritable air populaire napolitain. Le traitement musical savant ne parvient pas toujours à faire oublier les contours légèrement vulgaires de ce thème. Il est vrai que Strauss a souvent oscillé dans ses œuvres entre l’inspiration la plus élevée et les références les plus prosaïques.
La conversion de Strauss à la « musique d’expression » eut lieu en 1888 avec Don Juan pour lequel il s’inspira non pas de Mozart et Da Ponte, mais du drame de Nikolaus Lenau (1851) qui dresse le portrait d’un héros désespéré dans sa quête de l’inaccessible, mourant en duel non pas parce qu’il est vaincu, mais parce qu’il trouve la victoire « aussi ennuyeuse que la vie ». Au travers de courts portraits psychologiques servant de points de repère, la recherche inassouvie de la femme idéale ne suscite qu’une douleur amère qui laisse des traces profondes sur son caractère. Marqué par un pessimisme hérité de Schopenhauer, ce Don Juan désabusé s’anéantit dans un abîme sans retour. Strauss ne retient que trois brefs fragments du texte original pour évoquer trois états d’esprit révélateurs de Don Juan : l’ardeur enthousiaste, la satiété désabusée et le dégoût du séducteur face au vide de sa vie dans sa quête impossible de l’idéal. Quatre thèmes principaux organisés autour de trois personnages servent à l’élaboration de portraits finement ciselés par l’orchestration : l’élan conquérant du séducteur (tutti ascendant), la sensualité capricieuse de la femme coquette (violon solo), la tendresse de la femme amoureuse (hautbois solo) et le cri de possession victorieuse du héros tragique (cors à l’unisson). En renonçant à décrire les conquêtes de Don Juan pour se concentrer sur le rendu psychologique, Strauss met au premier plan l’idée poétique comme élément moteur de la création musicale.
À l’issue de son existence, Strauss revint une dernière fois à la musique vocale avec les Quatre Derniers Lieder (1948), ultimes fleurons d’un genre qu’il avait développé tout au long de sa vie. Bien qu’aucun lien thématique ne les unisse vraiment, si ce n’est une même acceptation de la mort, ces lieder baignent dans une même atmosphère que le compositeur a su parer de teintes homogènes. Avec son orchestration raffinée, avec cette voix aérienne planant au-dessus des réalités du monde d’ici-bas, avec ses vocalises souples et distendues qui transcendent tout ce qui avait été écrit de plus beau pour la voix, cette dernière œuvre résonne d’un adieu que Strauss adresse à tout ce qui fut sa raison d’être : au monde de la poésie, au monde de la voix et plus particulièrement à celle de sa femme Pauline, à cette tradition germanique du lied dont il est l’héritier, à une culture, enfin, qui est à la base de toute son œuvre.
L’ensemble présente en raccourci le cycle de la vie, du « printemps » au « soleil couchant ». Frühling évoque la jeunesse, symbolisée par le renouveau de la nature et ses chants d’oiseaux. Dès le début, les quatre notes du célèbre accord de Tristan rattachent ce lied à l’idéal artistique de Strauss. September est d’une incroyable richesse d’écriture, avec une mélodie dont le terme est une apaisante aspiration au repos automnal. Beim Schlafengehen est un hymne à la nuit qui rappelle encore la passion inaltérée de Strauss pour le Tristan wagnérien. Le dialogue entre la voix, le violon et l’orchestre atteint son point culminant lorsque, sortie de son enveloppe charnelle, la voix n’est plus que l’expression de l’âme qui virevolte librement. Avec Im Abendrot, la mort est considérée comme un simple coucher de soleil. L’homme et la nature sont ici fusionnés. La référence ultime à Mort et Transfiguration (1891) est sublimée par les derniers mots chantés (« Est- ce donc ainsi la mort ? ») sur une citation musicale résolument optimiste. Ouverts sur l’accord de Tristan, les Quatre Derniers Lieder s’achèvent sur le motif de l’Idéal de Mort et Transfiguration, Strauss signant ainsi, à soixante ans d’intervalle, la persistance de ses idées et la profonde cohérence de son œuvre.
Jean-Jacques Velly