Descendance Debussy. C’est comme cela que pourrait s’intituler ce programme de l’ensemble Court-circuit. Claude Debussy, c’est peut-être bien lui le père de la modernité à la française. Compositeur du fragment, des éclats lumineux, des épaisses ténèbres, en passant par des lignes mélodiques infinies et des harmonies parfumées identifiables en quelques secondes seulement. Composée dans le contexte ultra-nationaliste de la Première Guerre mondiale, la Sonate pour violoncelle et piano (1915) commence avec majesté par un « Prologue » construit comme une ouverture à la française dont le portique d’entrée n’aurait rien à renier à Rameau, dont Debussy souhaitait recréer l’esprit des Pièces de clavecin en concerts. La « Sérénade » qui suit porte plutôt l’empreinte de la commedia dell’arte, qui fascinait l’auteur de Pelléas et Mélisande. Humoristique et furtif, ce passage de la Sonate frappe par l’éclatement des timbres et sa liberté de ton. Trois ans auparavant, Debussy composait ses Jeux pour orchestre. Une partie de tennis orchestrale faite d’éclats abrupts devenue iconique de la modernité, et dirigée à de nombreuses reprises… par un certain Pierre Boulez.
Boulez multiple, au génie à facettes et qui révérait Debussy, irrigue, par sa personnalité et sa musique, le programme de ce concert. Comme un sous-main sur lequel les compositeurs d’aujourd’hui viendraient poser leur papier réglé. On entend d’ailleurs comme des échos de Dérive 1 du maître de Montbrison dans Ultima (1996) de Philippe Manoury. Un trio composé pour l’égérie de la contemporaine, le clarinettiste Armand Angster, et son ensemble Accroche Note. Clarinette, violoncelle et piano s’interpellent, se coupent la parole, s’imitent, se retrouvent et s’abandonnent, allant jusqu’au « court-circuit », dixit la présentation signée par le compositeur lui-même. Un signe du destin.
Une idée court-circuitée, cela voudrait dire avant tout des anfractuosités rythmiques. Des chaos, des heurts, des apaisements aussi. Tout cela dans la mesure tout de même ? Il faudrait poser la question à Philippe Hurel, qui détient sans doute les clés du contraste avec son …à mesure… composé la même année que Ultima de Manoury. Hurel est un personnage haut en couleur, le verbe haut et la plume swingante. Compositeur inspiré par Debussy et Boulez, Hurel ne renie pas son amour pour la pulse et le jazz. On retrouve aisément dans sa musique les traits des big bands façon Gil Evans, où une dizaine d’instrumentistes peut déployer une phrase mélodique immense et hyper heurtée. Comme un seul homme et sans un cheveu qui dépasse. L’amour du jazz chez Hurel, c’est aussi une écriture de « riffs ». De courtes cellules, implacables, qui serviront à développer le matériau. Et Dieu sait que le riff de …à mesure… est entêtant ! Sautillant et plein d’entrain, mais instrumenté avec des couleurs virevoltantes. Un peu comme si la mélodie de timbres d’Arnold Schönberg s’était laissée convaincre par un trip sous acide mené par le vibraphone de Gary Burton.
Fondé par Philippe Hurel et Pierre-André Valade en 1991, l’ensemble Court-circuit détient son héritage et cultive ses traditions. La musique spectrale de Gérard Grisey en est une. Dans son quintette Talea (1986), Grisey conçoit une ode au rythme et à l’hétérogénéité. « Talea », cela veut dire « coupure » en latin. C’est aussi, et surtout, le nom d’un des deux paramètres que l’on devait apprendre à manier lorsque l’on écrivait un motet au XIVe siècle, à l’époque de l’Ars Nova de Guillaume de Machaut et de Philippe de Vitry. La « talea », c’est en fait la longue période rythmique qui se répètera inlassablement dans tout le motet, mais… sans cesse variée par les agencements entre les voix, et le jeu sur les différentes hauteurs (ce que l’on appelle la « color »). Bien éloignée de l’esthétique médiévale – et c’est un doux euphémisme –, la musique de Grisey nous plonge toutefois dans un voyage rythmique ahurissant, culminant dans une écriture quasi orchestrale (le climax au premier tiers de l’œuvre au parfum ravélien !), ou les dernières minutes qui se déploient dans une stase immense, où le son semble vibrer de l’intérieur, comme zébré par les éclats lumineux du suraigu du violon.
Une musique qui semble statique mais qui change à chaque instant ? Cela pourrait être un qualificatif que l’on collerait à la hâte sur la musique composée par Marc-André Dalbavie, et potentiellement sur son In Advance of the Broken Time… (1994). Inspiré par un « ready-made » de Marcel Duchamp (In Advance of The Broken Arm – une pelle à neige suspendue au plafond), Dalbavie en profite pour déployer une tapisserie sonore, vibrionnante et vrombissante, à l’image des trilles que s’échangent les cordes et les vents dans le début de l’œuvre. Comme un processus qui semble s’étirer et se perdre dans un tourbillon, la musique de Dalbavie surprend sans cesse par sa liberté de ton, sa précision millimétrée et son langage hors de tous les cadres, lui qui est pourtant un épigone d’une certaine musique spectrale. On compare d’ailleurs aisément la musique de Dalbavie à celle de Debussy. Comme une eau miroitante et lumineuse. Et comme une boucle qui se referme, on ne peut s’empêcher de penser qu’une des pages fameuses de Dalbavie s’intitule Color. Le pendant à la Talea de Grisey ?
Thomas Vergracht