Musicien-phare de la première Renaissance, Johannes Ockeghem naît autour de 1420 dans l’actuel Hainaut. Il est d’abord chanteur, à Anvers, puis entre au service de Charles Ier, duc de Bourbon, avant de rejoindre, vers 30 ans, la chapelle royale de France. Il y sert successivement Charles VII, Louis XI et Charles VIII jusqu’à sa mort, en 1497. On le sait à Cambrai en 1464, en Espagne en 1470, à Bruges en 1484 mais, contrairement à Guillaume Dufay et Josquin des Prés, Ockeghem voyage peu.
Quelques zones d’ombre émanent de son Requiem, le plus ancien qui nous soit parvenu. Sa date, déjà, n’est pas assurée. Fut-il imaginé pour la mort de Charles VII en 1461 ? Pour les funérailles de Louis XI en 1483 ? À une date inconnue, en prévision de sa propre mort ? La Déploration sur le trespas de feu Okergan de Guillaume Crétin, écrite à l’extrême fin du XVe siècle, évoque une messe de requiem « exquise et très-parfaicte » : elle était alors certainement bien connue, mais Sanctus, Agnus et Communion manquent au seul témoin manuscrit qui l’ait conservée.
Tout au long de la messe, le compositeur joue des textures, alternant parties à deux, trois et quatre voix ; des techniques, aussi, invitant diversement les mélodies originelles de plain-chant, simplement exposées à la partie de superius et accompagnées en style de faux-bourdon (début de l’Introït) ou donnant lieu à un travail contrapuntique souvent serré. Graduel et Trait sont particulièrement denses et la soudaine homorythmie faisant saillir les larmes (« fuerunt
lachrymae ») du luxuriant tissu de ce dernier en est d’autant plus remarquable.
Si l’ensemble est toujours le témoin d’une prima prattica où l’harmonie gouverne la mélodie, quelques figuralismes émaillent déjà le discours. Comme en témoigne le glissement progressif du Trait jusqu’à son ultime question (« Ubi est Deus tuus ? »), Ockeghem est féru de tessitures graves. De rares échappées vers l’aigu disent toutefois l’éternité de la lumière tandis que des mélismes rehaussent la gloire de la Jérusalem céleste.
De cet univers de contrastes, un élément unificateur surgit toutefois, ligne ascendante de quatre, parfois cinq notes qui parcourt tous les mouvements et offre la matière du Kyrie. Outre un Sanctus en plain-chant extrait d’un recueil de la première Renaissance, l’Ensemble Gilles Binchois a choisi, pour compléter l’ouvrage de leur prédécesseur, un Agnus Dei et une Communion contrapuntiques empruntés respectivement aux liturgies des défunts d’Antoine Févin et Pierre de La Rue, deux Franco-Flamands de la génération suivante. Le premier, alternant les invocations à cinq et trois voix, enrichit sa mélodie de plain-chant d’un motif descendant et d’une cellule de tierce, intervalle qui génère de même la Communion.
Tissées dans cette vocalité, trois pièces à la polyphonie plus cachée invitent le saxophone soliste. Entre le trait et l’offertoire du Requiem se glissent les Rondes de printemps pour saxophone soprano de Bruno Mantovani. En dépit du titre debussyste, le compositeur lui-même se défend de toute référence directe : le printemps est celui qu’éclairait le « soleil percheron » lorsque la pièce a été écrite, en 2020. Une oreille attentive sera toutefois sensible à la fixité des tenues et à la mouvance des balayages, boucles – un rappel des « rondes » ? – et arabesques, ici alternées et qui, chez Debussy, jouaient les superpositions, les gestes mélodiques y animant des nappes sonores quasi-immuables.
Deux Sequenze de Luciano Berio, enfin, encadrent le concert, palliant peut être en un poétique clin d’œil l’absence de leur homonyme chez Ockeghem – la « séquence » du Dies Iræ se généralisera dans le Requiem seulement après le Concile de Trente. L’instrument est l’un des préférés du compositeur, « parce qu’il sait avoir différents caractères » et les œuvres elles-mêmes sont « séquences de gestes » autant physiques que musicaux, « musique des musiques selon Luciano » comme l’écrit le poète Edoardo Sanguineti. « Instable et immobile » est la Sequenza IXb de 1980 pour saxophone contralto qui ouvre le programme, transcription de la Sequenza IX pour clarinette. Plusieurs sections y opposent « réservoirs » de notes différentes, tessitures, durées et modes de jeu. Longues tenues et fusées vives y dessinent un temps fluctuant au centre duquel les sons multiphoniques ébauchent une manière de choral méditatif.
La Sequenza VIIb pour saxophone soprano – transcription, en 1993, de l’original pour hautbois de 1969 – achève le concert en une oscillation autour de la note pôle si. Ce point de départ et d’aboutissement doit sonner tout au long de la pièce comme un écho léger de l’instrument. Trilles, broderies, notes répétées, bariolages en émergent pour s’y dissoudre, poétique musicale répondant, encore, à celle de l’exergue de Sanguineti, écho subtil au Requiem qui précède :
il tuo profile è un mio paessaggio frenetico, tenuto a distanza
è un falso fuoco d’amore, ché è minimo : è morto
ton profil est un de mes paysages frénétiques, tenu à distance
c’est un feu d’amour faux, minimal : il est mort
Anne Ibos-Augé