L’historiographie contemporaine partage la vie créatrice de Beethoven en trois époques successives, perception pleine de cohérence de la trajectoire d’un créateur vis-à-vis duquel Pierre Boulez ressent une admiration constante et secrète. Le face-à-face entre Beethoven et Boulez est un lieu commun de la modernité des Trente Glorieuses. Il dévoile une part de la singularité des trois moments de la vie musicale de Pierre Boulez : l’assimilation des héritages à la Libération, le foisonnement des utopies des années 1950, le retour pragmatique du chef d’orchestre sur la pratique de la composition.
Le dernier Boulez, comme le dernier Beethoven, ne sera pas l’artiste d’une destruction mais celui d’une réévaluation des apprentissages de jeunesse. L’organicité des dernières œuvres de Beethoven doit son originalité à une refonte des formes et des principes d’écriture du XVIIIe siècle : l’ouverture à la française, l’invention, le choral, la fugue, le thème et variations… De Répons à Dérive 2, Boulez, à son tour, reconsidèrera ses premières acquisitions, faites entre 1942 et 1948, de la province lyonnaise occupée à la capitale libérée.
La formation de Pierre Boulez ne se limite pas à la personnalité d’Olivier Messiaen, dont il a suivi les cours pendant six mois, entre 1944 et 1945. Boulez a bien identifié Messiaen comme l’initiateur de la vie rythmique. Mais à vingt ans, Boulez cherche ailleurs et partout : sous l’Occupation, La Danse des morts d’Honegger, Le Chant du rossignol de Stravinsky, Herzgewächse de Schönberg, les Mythes de Szymanowski, le Thème et variations de Messiaen ; à la Libération, les musiques extra-européennes, la microtonalité de Wyschnegradsky et des ondes Martenot, la musique concrète, le sérialisme appris auprès de Leibowitz, les poèmes de Char et d’Artaud.
Composée en 1946, la Sonatine pour flûte et piano est un jalon paroxystique de la première période créatrice de Boulez, synthèse maximale des héritages, voulue pour elle-même et en rupture avec l’incantation de Messiaen et de Jolivet. La mise en musique du délire est première dans la poétique de Pierre Boulez. Mais le cri boulézien n’est pas un hurlement. Noté, articulé, pensé en relation avec la voix et le chant, toujours présent dès les premières œuvres composées sur des poèmes de Rilke et de Baudelaire, jusqu’à Cummings. Le cri est la voix métaphorisée par les littératures qui font reconsidérer à Boulez sa première sensibilité poétique. La Sonatine, comme la Première Sonate pour piano, connaît un temps long d’élaboration. Les manuscrits successifs des deux œuvres évoquent le journal d’un musicien traçant la construction du langage, la maturation de la grammaire et la viabilité des utopies. La flûte de la Sonatine dessine l’inflexion d’un chant venu de l’expressionnisme viennois. La Sonatine regarde Schönberg : l’exacerbation de la troisième pièce de l’opus 11 et la forme de la Première Symphonie de chambre. Unifier la partie et le tout : Boulez ne conçoit pas la grammaire schönberguienne comme un exercice de la contrainte. Elle promet le contrôle et le surgissement.
Au seuil des années 1980, Boulez rassemble son métier de chef au service de la composition. Il a dirigé Bartók, Stravinsky, Ravel, Schönberg, mais son dessein n’était pas seulement celui d’une exécution d’anthologie. Boulez évalue les résultats sonores obtenus de sa main de chef avec le souvenir des premières découvertes ancré dans son oreille de compositeur, et réinterroge ainsi les marques de ses années de formation. Boulez, amnésique ? La mémoire est une constituante première de sa personnalité. La trace des premières impressions est intacte.
Les Dérive prennent place au centre et au quotidien des dernières décennies du compositeur. Dérive 1 interprète le modèle instrumental du Pierrot lunaire de Schönberg et interroge les phénomènes de la résonance à l’intérieur d’un temps défait des dialectiques occidentales, sensibilité initiée au contact des musiques lointaines aux lendemains de la Libération. Toujours, Boulez veut affronter les paradoxes. En 1946 dans sa Sonatine, il confrontait Messiaen aux Viennois. Près d’un demi-siècle plus tard, Répons, sur Incises et Dérive 2 ressuscitent la rhétorique de la poétique incantatoire de son ancien maître au prisme de la réalité concrète de la pratique de la direction. Les influences les plus récentes, celles de Carter, de Ligeti et de Nancarrow sont mesurées à l’aune des premiers héritages et de leurs limites. Le chef avertit le compositeur du potentiel des grammaires successives.
La trajectoire de Pierre Boulez est l’exemple d’une volonté permanente d’assimilation. Boulez filtre les percepts à la lumière de son expérience. Dérive 2 travaille à l’os, sans électronique et avec une approche apparemment traditionnelle du timbre. Il compose sans pédale. Éloge de l’amnésie ? Entendre côte à côte la Sonatine et les Dérive mesure la concentration de la trajectoire. Pierre Boulez était trop fidèle à ses souvenirs pour les fondre en une nostalgie close. Sa mémoire est la marque d’un moment scellé, le lieu d’une transsubstantiation continue. Pierre Boulez est, par là, un modèle constant de musicien et de créateur.
François Meïmoun