Perçu généralement comme la quintessence de la musique de chambre, le genre du quatuor à cordes a souvent été décrit comme exigeant, sinon sévère, et réservé de fait aux seuls « connaisseurs ». Il reflète pourtant, à mon sens, une image sensible des époques et des sociétés qui l’ont vu naître, et s’écoute ainsi sans difficulté. C’est ce dont atteste, du moins, chacune des œuvres inscrites au programme de ces deux concerts. Écrites sur plus d’un siècle, elles résument ensemble une évolution menant du postromantisme vers la modernité inhérente au « premier XXe siècle » (quatuors de Béla Bartók), soulignent les tensions liées à la Seconde Guerre mondiale (Sixième Quatuor de Bartók, Métamorphoses nocturnes de György Ligeti), évoquent la mémoire de la Shoah (Different Trains de Steve Reich) ou se font encore l’écho de nos interrogations contemporaines face aux défis du temps (Deuxième Quatuor de Ligeti, Extasis de Philippe Schoeller). Au fil des mouvements, chacun peut saisir l’étonnante vitalité d’un genre qui n’a cessé de se renouveler, de repenser son format et ses architectures, d’offrir des solutions inédites à la question du « jeu à quatre » et de refléter les enjeux d’écriture auxquels se sont confrontés leurs auteurs.
Achevé en 1909, le Premier Quatuor de Bartók est une partition singulière, qui révèle l’influence encore prégnante de Liszt, de Wagner et de Strauss, mais témoigne également de l’intérêt récent du musicien pour les œuvres de Debussy. Par la densité du contrepoint, la liberté de lignes se mouvant avec délicatesse ou le traitement déjà audacieux de la dissonance, l’œuvre rappelle le milieu budapestois au sein duquel elle vit le jour : une « modernité magyare » liée à la revue littéraire Nyugat (« Occident »), au Groupe des Huit en peinture et à la figure du poète Endre Ady, et qui entend se singulariser par la recherche de formes innovantes — ici une conception en trois mouvements enchaînés sans interruption, unifiés par la même matière et dévoilant une accélération graduelle du tempo. Dans une lettre à son ami Zoltán Kodály, Bartók décrit en outre l’opus comme « un retour à la vie », faisant allusion à sa rupture avec la violoniste Stefi Geyer.
Les éléments autobiographiques sont encore plus tangibles dans le Sixième Quatuor, achevé en 1939, au moment où le compositeur s’apprête à quitter son pays natal. Opposant farouche au nazisme, endeuillé par la mort de sa mère, Bartók propose une partition épurée qui reflète les tensions de l’époque et la dilacération des consciences. Indiquée Mesto (« Triste »), l’introduction lente revient au début de chaque mouvement, gagnant en longueur et en intensité jusqu’à se développer comme volet indépendant dans le finale. Le plan d’ensemble, soigneusement élaboré, présente un Vivace énergique qui précède deux mouvements satiriques de conception ternaire — une Marche acide et une Burletta (Burlesque) grotesque et sauvage — puis un finale dépressif. Cette disposition empruntée à la Neuvième Symphonie de Mahler ou à la Suite lyrique de Berg dévoile une trajectoire « psychologique » qui s’achève sur un mouvement lent et sombre, comme au bord du gouffre. Le finale récapitule de surcroît les thèmes des mouvements antérieurs et les décrit comme brisés par le temps et la douleur, « dépouillés de leur vitalité et de leur énergie » ainsi que le note avec justesse Stéphane Walsh.
Le Premier Quatuor de Ligeti révèle à son tour les ambiguïtés de la Hongrie autour de la Seconde Guerre mondiale. Au gouvernement de Hörty, qui s’était rapproché de Hitler, succède à la libération un régime autoritaire soumis à la Russie stalinienne. Les œuvres hardies sont censurées, à l’image des quatuors de Bartók interdits d’antenne. Pris dans ce mouvement en ciseau de l’histoire, Ligeti n’achève ses Métamorphoses nocturnes qu’en 1958, deux ans après sa fuite en Occident. Sa partition ne comprend qu’un seul mouvement, organisé en courtes sections contrastant par leur caractère. Le début offre une mise en abyme singulière : les progressions chromatiques et le tissu canonique mènent vers un point culminant puis une récession, à l’image de la forme globale rythmée par une césure centrale forte. Tout le quatuor repose sur une idée matricielle de quatre notes exposées en canon, énoncées par permutation ou par renversement, et créant une nébuleuse sonore insolite. L’ensemble bâtit une vaste fantasmagorie faisant alterner mélodies désolées, scherzo capricieux, plages rêveuses, échos de valses viennoises, danse populaire animée et fragments de récitatifs avant la brève extinction finale.
Dix ans plus tard (1968), le musicien écrit un Second Quatuor d’une facture encore plus complexe. Les cinq mouvements qui le composent ne développent en effet ni thèmes ni motifs mais explorent tour à tour des types de comportement et d’organisation du discours, proposant à l’auditeur une surprenante « thématique de textures ». Les trames se renouvellent ainsi constamment, évitant tout systématisme à l’image d’une décennie marquée par la volonté de transgresser des conventions sociales et culturelles estimées obsolètes. Le premier mouvement, Allegro nervoso, est fondé sur un tissu événementiel construit sur des appels, des impulsions frénétiques, des lignes frêles s’opposant à des explosions soudaines et éphémères, et une floraison de petits intervalles laissant percevoir quelques bribes de mélodies. De nature statique, le deuxième mouvement repose sur une technique d’écriture canonique créant l’impression d’une masse sonore animée de l’intérieur et faisant songer, dans une perspective synesthésique, à des rais de lumière pénétrant une chambre obscure. Intitulé « Comme un mécanisme de précision », le troisième montre la fascination du compositeur pour les polyrythmies complexes, les mécanismes détraqués et les imaginaires absurdes mettant à nu les fragilités du monde. Le quatrième volet est un Presto brutal et furieux qui contraste avec l’écriture en « nuages de sons » d’un finale s’achevant dans le silence et la dispersion.
Different Trains de Steve Reich (1988) interroge la question de l’indifférence et de la mémoire. L’œuvre fait allusion aux trains circulant dans les années quarante et transportant aussi bien des voyageurs anonymes que des déportés acheminés vers les camps d’extermination – des trains « différents » dont les voyages n’appelaient guère de retour… L’œuvre repose sur des enregistrements de conversations unissant des phrases d’anciens employés des wagons-lits à des témoignages de survivants de l’Holocauste et aux souvenirs de la propre gouvernante du compositeur. Les instruments à cordes imitent les mélodies du discours tandis que les bruits de train sont transférés sur bande magnétique. La répétition, le déphasage des voix et les mises en boucles fusionnent avec des parcelles de conversation, renouvelant la technique même du quatuor à cordes et suggérant un traumatisme encore présent. La composition se veut à la fois une réalité de type documentaire et un « théâtre » d’un nouveau type, employant les technologies contemporaines. Extasis de Philippe Schoeller devrait répondre à ces mêmes enjeux, ce qui ne saurait surprendre de la part d’un compositeur influencé par les modèles naturels, tel le flux du vent ou des marées, mais aussi d’un auteur guidé par la recherche d’introspection et de profondeur, ou attiré encore par l’écriture du fragile et de l’immatériel – autres questions aux résonances fortement actuelles.
Jean-François Boukobza