« Voici pour ma part comment je définirai la mélodie française : c’est le champ (ou le chant) de célébration de la langue française cultivée. » (Roland Barthes, L’Obvie et l’Obtus)
L’âge d’or de la mélodie française se développe en réaction à la défaite de 1871, vécue comme une humiliation tant militaire que culturelle. En musique, les compositeurs français veulent se distinguer des compositeurs allemands et surtout du lied, en posant les fondements d’une nouvelle expression musicale, celle de la mélodie française. Pour s’assurer des fondations solides, cette démarche s’institutionnalise par le biais de sociétés musicales qui voient le jour sous l’impulsion de Camille Saint-Saëns et avec la participation de Gabriel Fauré, César Franck et Henri Duparc entre autres. Comme étendard de ses orientations, la devise de cette démarche, Ars Gallica, renvoie à « l’art gaulois », autrement dit, l’art historiquement « français ». La musique est dorénavant pensée par et pour une haute classe sociale de mélomanes avertis. De nouveaux rapports se forgent entre compositeurs et poètes pour célébrer ensemble la langue française. Fauré met en musique La Bonne Chanson de Verlaine en 1892, Duparc reprend La Vie antérieure de Baudelaire en 1884 et Franck compose son Nocturne la même année sur un poème de Louis de Fourcaud, historien de l’art français. Voulant s’éloigner d’une musique pour dilettantes, ces mélodies se refusent à la simplicité populaire de formes à ritournelle ou de structures en couplet-refrain. Elles témoignent d’une complexification progressive du langage, tant dans la musicalisation du vers que dans les choix harmoniques qui le portent. Ainsi, des mélodies comme La Vague et la Cloche de Duparc, ou encore « J’allais par des chemins perfides » (dans La Bonne Chanson) de Fauré reposent sur un langage harmonique qui se dessine par glissements des lignes de l’accompagnement, et interpellent l’auditeur par la sensation d’instabilité et de dissonance qu’elles procurent.
Comprendre la revanche à laquelle est rattachée la mélodie française ne peut se faire qu’en prenant pleine mesure de l’omnipotence du lied pendant ce siècle romantique. Comme son homologue français, le lied incarne aussi des urgences politiques. En effet, l’Allemagne au XIXe siècle n’existe pas comme une nation unifiée mais comme un territoire aux frontières instables. Un paradoxe émerge de ce morcellement : au sein d’une nation en construction et pluriculturelle, la notion de germanité est perçue comme une force cohérente. Cette conception reprend les propositions de Johann Gottfried Herder qui pense forger une identité allemande autour d’une langue commune d’abord, mais aussi autour d’une histoire, d’une culture et de traditions communes. Ce sentiment national se politise alors comme modèle anti-français qui rejette les invasions de la France révolutionnaire puis de la tyrannie du régime napoléonien. L’Allemagne s’érige alors progressivement comme une nation édifiée par la culture et non pas par l’État.
Parmi les grandes figures de cette démarche, les compositeurs et écrivains ont dorénavant une fonction de guides et déploient leur influence sur le plan politique. Comme ce sera le cas pour la France un demi-siècle plus tard, la prise de conscience nationale est avant tout rendue possible par l’émergence d’une culture savante, portée par la bourgeoisie éclairée. Cela s’accompagne d’une recherche du « génie national » qui élève Goethe et Beethoven en figures emblématiques et surtout communes à ce sentiment de germanité culturelle. Après une correspondance avec Goethe restée sans réponse, Schubert reprend pourtant ses poèmes, notamment pour le fantasmagorique Erlkönig en 1815, qui succède à l’inaugural Gretchen am Spinnrade. Mais le corpus schubertien exploite d’autres poètes allemands contemporains, comme Franz von Schober (Am Bach im Frühling) ou Heinrich Heine (Schwanengesang), toujours mué par la volonté d’atteindre une formulation germanique exhaustive. Si les premiers opus de Schubert héritent de l’intensité dramatique du mélodrame, ils sont avant tout porteurs du « ton populaire », du Volkston, par lequel se désigne encore l’ancrage national. Ainsi, l’apparente simplicité de certains lieder (Das Fischermädchen ou Die Taubenpost) nous rappelle celle des rengaines séculaires ancrées dans une mémoire collective. La naïveté qui se dégage alors de cette écriture coexiste avec de solides enjeux narratifs : la dimension épique inhérente au rapt du Roi des Aulnes (Erlkönig) transparaît dans le topos de la chevauchée nocturne déployée au piano, mais aussi dans une vocalité outrée qui glace l’auditeur à l’écoute de la détresse de l’enfant lorsqu’il implore son père.
La quête menée par le lied et la mélodie française dans leur élaboration est donc sensiblement la même : celle d’un idéal esthétique qui serait non seulement représentation mais matrice d’un effort national, déporté dans le monde des arts. De ces rencontres entre musique et poésie de part et d’autre du siècle apparaissent des chefs-d’œuvre.
Irène Mejia