La naissance d’un orchestre autonome, c’est-à-dire sortant d’un rôle purement fonctionnel d’accompagnement du chant ou de la danse pour dérouler son propre discours musical, intervient presque simultanément en France et en Italie, à la fin du XVIIe siècle, mais de manière indépendante et différente dans les deux pays. En France, elle provient d’institutions royales comme Les 24 Violons du Roy (ensemble aux fonctions essentiellement protocolaires) ou l’Académie royale de musique (ancêtre de l’Opéra de Paris), fortement marquées, au début du règne de Louis XIV, par la personnalité de Jean-Baptiste Lully (1632-1687). Les deux violonistes François Rebel et François Francœur, auteurs de l’opéra Scanderberg en 1735, occupent alors des postes dans ces deux institutions. Le goût orchestral français, issu d’une longue tradition de danse à la cour, s’appuie volontiers sur des effets sonores massifs, déployant la puissance et l’énergie attachées à l’image du pouvoir. Le genre de l’ouverture « à la française », en deux parties (lente – vive), dont celle de Scanderberg est un exemple typique, est l’un des emblèmes de cette esthétique.
En Italie en revanche, la musique orchestrale se développe surtout à partir des expériences d’Arcangelo Corelli (1653-1713) à Rome, et prend notamment la forme du concerto grosso, genre qui superpose à un « petit concert » (concertino), formé d’un petit nombre de solistes, le « grand concert » (concerto grosso) de la masse orchestrale. C’est à ce genre qu’appartiennent les pièces de Francesco Geminiani, Antonio Vivaldi et Pietro Locatelli jouées aujourd’hui. L’orchestre est moins pensé comme une masse compacte que comme le lieu du dialogue entre ces deux entités contrastées.
La place très différente occupée par le violon dans les cultures musicales française et italienne explique aussi en partie les différences de style. Si en France il est encore vu, vers 1700, comme un instrument un peu rustique de maître à danser, propre à jouer en ensemble mais inadapté au jeu soliste, le violon a au contraire depuis longtemps, en Italie, développé une vocalité et même une virtuosité de soliste. C’est Corelli qui achève de lui donner ses lettres de noblesse en codifiant en quelque sorte un langage idiomatique, à la fois inspiré du chant mais développant aussi une virtuosité propre, et en l’insérant dans des structures formelles solidement architecturées. La parution en forme de manifeste de ses Sonates pour violon et basse continue op. 5, le 1er janvier 1700, exercera une influence profonde, immédiate et durable, sur toute l’Europe.
Des douze sonates du recueil, la dernière, La Follia, en forme de variations sur une basse connue, est d’une certaine manière le couronnement. En la transformant en concerto grosso (paru en 1729), Geminiani, élève direct de Corelli, amplifie ses effets typiquement violonistiques (arpèges « motoriques », doubles cordes résonantes, oppositions d’articulations) en les déployant, en les démultipliant dans l’espace. Les effets acoustiques ainsi obtenus à l’orchestre peuvent évoquer à l’auditeur moderne la musique d’un Steve Reich ou d’un Philip Glass, ou les expériences visuelles d’un Vasarely. Ils formaient déjà en partie la matière du Concerto pour quatre violons en si mineur d’Antonio Vivaldi, paru en 1711, en particulier de son étonnant Larghetto central, où se superposent différentes articulations du même arpège. Ces innovations intéressent bien sûr au plus haut point Johann Sebastian Bach, dont la fibre d’organiste est attentive à la diffusion et au mélange des timbres et des articulations dans l’espace. Le tissu sonore de son Concerto pour deux violons en ré mineur (composé entre 1717 et 1723) est fascinant, avec ses lignes qui s’animent, se dispersent et se rassemblent parfois dans de spectaculaires culminations, notamment dans le dernier mouvement.
C’est plutôt sur la vocalité expressive et la théâtralité dramatique du genre qu’un autre élève de Corelli, Locatelli, met l’accent dans son Concerto en mi bémol majeur (paru en 1741). La situation même des solistes, notamment du premier violon, évoque la solitude d’Ariane abandonnée, et le « grand concert » semble jouer ici le rôle du chœur de la tragédie antique, tandis que l’écriture chromatique déploie tout le registre baroque traditionnel des affects tristes.
Prenant le relais des innovations de Corelli, Vivaldi développe avec brio, dans les années 1720, le genre du concerto pour un seul violon, qui encourage une virtuosité solistique de plus en plus grande. C’est dans cette tradition que se situe le Concerto en ré majeur (1737) de Jean-Marie Leclair, violoniste français formé en Italie par Giovanni Battista Somis, lui-même élève de Corelli et de Vivaldi. Comme toujours chez Leclair, l’extrême virtuosité n’exclut pas l’élégance, la finesse de l’écriture et l’équilibre de la forme, où l’on peut voir une influence de sa formation initiale de maître à danser et d’un certain « goût français » en général.
Fabien Roussel