Invité régulier du BBC Symphony Orchestra à partir de 1964, directeur musical de la phalange entre 1971 et 1975, Pierre Boulez y conçut une programmation qui faisait la part belle à la musique de son siècle. Ces deux concerts font écho à son mandat londonien, en proposant une réflexion autour de quatre compositeurs représentatifs d’une modernité européenne : quatre créateurs de générations proches, émanant de pays différents, et qui illustrent des genres ancrés dans la tradition — le ballet, le concerto, la symphonie ou les variations pour orchestre. Certains maintiennent ou aménagent les formes héritées, d’autres les ignorent délibérément, préférant travailler sur la matière ou le langage. Rien ne peut synthétiser les données si ce n’est un esprit d’audace mis au service d’une poétique et d’un imaginaire forts, requérant des moyens inédits.
Composée en 1912, Jeux est la dernière partition orchestrale achevée de Claude Debussy. Féru de peinture et de poésie symboliste, le musicien se montre d’abord peu séduit par l’argument du ballet : une partie de tennis doublée d’un épisode sentimental dont le chorégraphe Vaslav Nijinski a révélé dans son Journal l’érotisme trouble, de nature triangulaire. Revenant sur ses réticences premières, le musicien s’enthousiasme progressivement pour le projet et livre une œuvre singulière, hors de tout modèle. Si la thématique du sport et celle d’un « badinage à trois » permettaient déjà de s’émanciper des sujets pratiqués jusque-là dans les temples de la danse, le compositeur présente un opus qui défie les catégories habituelles de forme, de thématique et de couleur. Bien que certaines contraintes demeurent — les pas de deux ou de trois, la présence de valses et de danses solistes — la partition ne répond à aucune forme répertoriée. Elle repose sur un foisonnement de motifs brefs qui créent une mosaïque singulière prohibant toute idée de symétrie comme de hiérarchie. Le vœu du compositeur exprimé dès 1895 d’une musique « formée d’un seul motif continu, que rien n’interrompt et qui jamais ne revienne sur lui-même » trouve enfin son accomplissement. Les éléments sont unis par des liens infimes, présents dès l’introduction : une cellule chromatique, un dessin de notes répétées, une figure inscrite dans la gamme par tons. Engendrés à partir d’une même source, les matériaux se déploient dans la succession tout en développant une relation à distance. L’irisation continuelle du timbre, les migrations permanentes d’un pupitre à l’autre et la liberté du mouvement créent, elles, une musique évoquant le plaisir charnel et la possession…
Achevé près de cinquante années plus tard, Agon d’Igor Stravinsky (1957) est un autre ballet interrogeant le genre. Bien que le titre signifie la « compétition » ou la « joute » dans la Grèce ancienne, l’ouvrage ne s’appuie sur aucun livret, n’illustre aucune intrigue et rompt avec le « ballet action » au profit d’une forme géométrique proche des derniers tableaux de Mondrian. Il présente une forme symétrique, fermée par le retour terminal du Pas de quatre et du prélude introductif, et comporte quatre cycles de trois danses auxquels s’ajoutent des interludes et une coda finale. Douze danseurs évoluent dans des combinaisons variées, de la pièce soliste au duel de couples. Les numéros, miniaturisés, intègrent des danses anciennes et reflètent la volonté d’un discours hétérogène menant de la Renaissance à Webern. Les procédures canoniques, les couleurs sans cesse renouvelées, le mariage de la tonalité et du langage dodécaphonique, et la distanciation opérée par des danseurs vêtus seulement de leur simple costume de répétition sont les éléments principaux d’une œuvre cherchant à concilier la réinvention d’un passé archaïque et la composition d’une musique paraissant atemporelle.
Composé au cours de l’année 1931, le Deuxième Concerto pour piano de Béla Bartók mêle à son tour les influences croisées de Bach, des contrapuntistes italiens du XVIIe siècle et de Stravinsky. Le premier mouvement débute ainsi par une citation de L’Oiseau de feu et reprend la formation instrumentale du Concerto pour piano et instruments à vent du musicien russe. Bartók y superpose trois approches de la forme, mêlant à l’architecture classique des premiers mouvements celles d’un rondeau (selon l’auteur lui-même) et d’une conception baroque faisant alterner des exposés thématiques confiés au grand ensemble et des épisodes concertants particulièrement virtuoses. Le plan général dessine un palindrome où un Adagio central est entouré de deux scherzos liés l’un à l’autre et où le finale reprend librement les thèmes du premier mouvement. L’orchestration répond à un phénomène d’accroissement : la formation de l’Allegro initial est composée d’instruments à vent et à percussion, celle de l’Adagio mêle les timbales aux instruments à cordes avec sourdines avant que le Finale assemble toutes les forces.
Conçu dix ans plus tard (1942), le Concerto pour piano d’Arnold Schönberg dévoile d’autres solutions, adoptant un plan en quatre mouvements enchaînés par des transitions brèves ou des cadences du soliste. Quelques courtes phrases glissées au pianiste Oscar Levant, pour qui l’ouvrage était originellement conçu, explicitent la trajectoire de l’œuvre en rappelant sommairement le contexte des années de guerre : « La vie était si facile — soudain la haine explose — une situation grave en résulta — mais la vie continue ». Bien que le compositeur se soit défendu de toute intention de « retour à », l’œuvre mêle au langage sériel des accords liés au monde tonal, intègre des éléments proches de la valse viennoise et des phrasés postromantiques. Schönberg reste néanmoins fidèle à ses préceptes d’écriture : la variation continue, la densité du tissu, l’intérêt pour le contrepoint et l’alternance rapide d’humeurs composites soulignent l’intensité de chaque instant.
De quelques années antérieures, les Variations pour orchestre opus 31 (1928) marquent un premier point d’achèvement dans la maîtrise d’un langage dodécaphonique élaboré patiemment à travers la rédaction de pièces pour piano, pour voix ou pour formation de chambre. Elles s’insèrent dans une série d’œuvres éprouvant la nouvelle technique au sein de genres ancrés dans l’histoire, comme la suite, la sérénade ou le quintette à vent. Elles entendent ainsi établir une continuité à travers les siècles et développer une approche en anamnèse. Le principe brahmsien des variations « cloisonnées » sous-tend ainsi un plan en douze sections faisant se succéder une introduction au ton mystérieux, un thème, confié aux violoncelles énonçant la série dodécaphonique, neuf variations de caractères contrastants, et un long finale. La construction claire des phrases, l’énoncé du motif b-a-c-h à plusieurs reprises et la nomenclature imposante évoquant les instrumentations « fin-de-siècle » sont d’autres points dévoilant la volonté de confronter le passé et le présent, d’opposer la conservation et le renouvellement.
Écrite entre 1942 et 1946, la Symphonie en trois mouvements de Stravinsky se situe à son tour au carrefour de différents genres : la symphonie, la pièce à programme et le concerto — le piano et la harpe étant employés comme solistes dans les deux premiers mouvements avant de se partager les rôles dans le finale. Les repères de formes sont évasifs, le langage harmonique âpre et rude, le tempo flexible. Les trois mouvements ont une origine cinématographique. Le premier est écrit après la vision d’un documentaire explicitant les techniques de la « terre brûlée » en Chine. Le deuxième, aux tournures italianisantes, fut conçu pour un film de Franz Werfel intitulé The Song of Bernadette, puis intégré à la symphonie après l’abandon du projet, et le finale, enchaîné au précédent par un interlude de huit mesures, est une marche violente, inspirée par des « films d’actualité montrant des soldats défilant au pas de l’oie » (Stravinsky). La fugue centrale symbolise « l’ascension des Alliés » et la coda, qui rappelle la Danse sacrale du Sacre du printemps, la déroute des nazis.
Jean-François Boukobza