Rarement une symphonie aura suscité autant de curiosité, de questions, de spéculations. La Symphonie D. 759 de Franz Schubert a-t-elle vraiment été laissée « inachevée » par son auteur ou bien celui-ci a-t-il changé d’avis en cours de route, estimant qu’un ouvrage en deux mouvements seulement serait plus cohérent ? Dans le premier cas, pourquoi Schubert n’est-il pas allé plus loin ? Dans le second, faut-il déceler un programme, un scénario derrière ce diptyque singulier ?
Il est impossible d’émettre des réponses catégoriques à ces interrogations. Tout juste sait-on que Schubert, qui fut connu de son vivant essentiellement en tant que pianiste et compositeur de lieder, cherchait de son propre aveu à « se frayer un chemin vers la grande symphonie » au début des années 1820. On sait qu’il lutta, laissant quantité de partitions sans conclusion. On sait que la date du 30 octobre 1822 figure sur le manuscrit d’une Symphonie en si mineur qui s’achève en suspens, après deux mouvements immenses et neuf mesures de scherzo. Mais on sait que Schubert était suffisamment fier du travail accompli pour avoir envisagé d’envoyer son ouvrage à la Société musicale de Styrie qui venait de le nommer membre d’honneur. On sait enfin que cela n’ira pas plus loin : la Symphonie D. 759 attendra le 17 décembre 1865 avant d’être donnée pour la première fois en public, longtemps après le décès du compositeur.
Si Schubert s’escrima autant avec son écriture au début des années 1820, c’est peut-être parce qu’il menait un combat particulièrement solitaire, s’efforçant de marquer une rupture stylistique avec ses œuvres précédentes. Composées au sortir de l’adolescence, parallèlement à une carrière naissante d’instituteur, ses premières symphonies suivaient en effet les schémas traditionnels du XVIIIe siècle. Sa Symphonie n° 4 dite « Tragique », achevée au printemps 1816, est de celles-ci. N’est réellement « tragique » que son premier mouvement et plus particulièrement sa longue introduction très théâtrale, avec ses harmonies tendues, ses lignes mélodiques plaintives et ses répétitions lancinantes – Schubert s’est peut-être inspiré ici de la représentation du chaos qui ouvrait La Création de Joseph Haydn. Le reste du mouvement suit la tonalité principale d’ut mineur, avec une agitation et une fébrilité qui rappellent Coriolan de Ludwig van Beethoven… À ceci près que Schubert, au lieu de conclure dans l’obscurité la plus profonde, termine dans un ut majeur éblouissant ! L’Andante qui suit est d’un lyrisme très mozartien, avant un Menuetto qui joue avec les appuis de la mesure à trois temps. Le finale renoue avec l’agitation du premier mouvement et bifurque à nouveau vers le soleil du mode majeur ; ce jeu en clair-obscur majeur-mineur sera l’une des caractéristiques du style schubertien.
La Symphonie D. 759 s’éloigne nettement de ce modèle classique en quatre mouvements contrastants avec introduction lente. Les deux mouvements qui subsistent de cette « Inachevée » adoptent une métrique et une allure comparables, à trois temps retenus pour l’Allegro initial, trois temps allants pour le mouvement « lent ». En résulte une surprenante impression d’unité, d’autant que Schubert se prive d’introduction lente sur le papier ; dans les faits, la phrase d’outre-tombe des contrebasses lors des premières mesures ne transmet guère le sentiment d’un Allegro…
Ce qui suit n’est pas moins original : les cordes bruissent, mais ce n’est pas l’agitation conventionnelle de la Symphonie n° 4 ; c’est le décor vivant d’une mélopée poignante, au souffle infini, qui ne s’achève que parce que l’orchestre gonfle et l’interrompt. La valse en demi-teintes qui fait office de second thème n’est pas moins bouleversante de tendresse et de nostalgie mêlées. Dans le mouvement suivant, Schubert quitte la tonalité noire de si mineur pour s’aventurer en mi majeur et tisser un long Andante fait d’ombres et de lumière. Les schémas formels classiques ont été intégrés, réinventés, dépassés pour donner lieu dans ces deux mouvements à une fresque aussi unie que contrastée, aussi intense dramatiquement qu’imperturbable en termes de temps musical, qui s’écoule inexorablement.
Cette architecture symphonique singulière a fasciné les commentateurs qui ont parfois essayé d’y trouver un sens extra-musical. L’interrogation est légitime : on connaît le goût qu’avait Schubert pour le théâtre, et sa Symphonie « Tragique » (l’adjectif est du compositeur) laisse entendre que la conception de ses ouvrages n’était pas dénuée d’images, d’impressions, de sentiments. L’ouverture du Pavillon du Diable montre d’ailleurs que dès les années 1813-1814, alors qu’il composait encore sous l’œil d’Antonio Salieri, Schubert soignait particulièrement la progression dramatique de ses œuvres orchestrales, en lien avec une intrigue bien précise. Tout en respectant un schéma clair en trois parties, cette pièce de jeunesse est déjà riche en variations, en effets et en contrastes.
Il est donc possible que ce soit en se replongeant dans son goût pour les drames lyriques que Schubert trouva la clé du renouvellement de son langage symphonique et put concevoir, en 1822, sa Symphonie « Inachevée ». On pourrait alors entendre cette dernière comme un opéra sans paroles, en imaginer librement les décors, les péripéties… et la conclusion.
Tristan Labouret