Quel est le point commun entre une bastide royale du Gers, Pierre Boulez et la plus grande ville des États-Unis ? La réponse est à trouver dans ce programme qui constitue une véritable invitation au voyage entre deux hauts lieux du jazz : Marciac, un village gascon hôte du festival de renommée mondiale Jazz in Marciac, et New York, épicentre mondial de cette musique. Notre guide est lui-même un voyageur assidu, fin connaisseur de cet itinéraire : le compositeur et pianiste Hervé Sellin nous offre avec son tentet une rencontre transatlantique entre le terroir français et l’effervescence new-yorkaise, en passant par une création étonnante pour le Printemps des Arts de Monte-Carlo.
De sa longue expérience au festival Jazz in Marciac, ou « JIM » pour les intimes, Hervé Sellin a voulu conserver un souvenir en forme de « tableaux en jazz », puisant dans l’âme du lieu, entre collines verdoyantes, rivières sinueuses et le majestueux patrimoine architectural de la cité fondée sous le règne de Philippe Le Bel, devenue temple du jazz. Ainsi, Les deux clochers évoquent en ouverture les deux tours emblématiques de la bastide, symbole du village qui guidera les pas de cette traversée musicale, avant de voguer sur les trois rivières entourant Marciac dans la pièce intitulée Entre Boués, Laüs et Arros. La souplesse des mélodies entrelacées, la quiétude rythmique font défiler les paysages gersois et rendent hommage aux éléments naturels qui façonnent l’identité de Marciac.
N’était-ce qu’un rêve ? Nous voilà déjà de l’autre côté de l’Atlantique avec « It’s All in Your Mind », premier volet du J.A.L.C. Tryptic, une suite en trois mouvements commandée par le Jazz At Lincoln Center de New York, qui nous plonge dans la modernité et le dynamisme de celle qu’on appelle affectueusement « The Big Apple », haute en couleurs harmoniques et contrastes stylistiques. Les clochers de Marciac troquent leurs silhouettes pour celles des gratte-ciels de Manhattan, et un nouveau personnage entre dans la danse : il s’agit du maître Wynton Marsalis, trompettiste et compositeur américain de génie, directeur artistique du « J.A.L.C. », parrain du festival de Marciac ;
un autre passeur en somme, auquel Hervé Sellin rend hommage dans Little Boy Play Chess, un titre d’une grande délicatesse dédié à son ami d’outre-Atlantique. De la Gascogne à New York, le chemin est plus court qu’il n’y paraît pour les jazzophiles !
C’est une passerelle plus inattendue qui nous ramène cependant vers Marciac, avec une étape boulézienne intitulée Toutes griffes dehors. Reprenant la formule qu’utilisait le comédien et metteur en scène Jean-Louis Barrault dans les années 1950 pour définir la personnalité de Pierre Boulez, Hervé Sellin nous démontre à nouveau quelle inspiration il peut puiser dans des circonstances particulières – l’œuvre inédite est offerte au festival du Printemps des Arts de Monte-Carlo – et des figures marquantes du patrimoine musical français. La correspondance est ici à chercher du côté du chiffre douze, comme les douze notes de la série dodécaphonique qui inspirent à Boulez Douze Notations (1945) de douze mesures chacune ; c’est à partir de cette œuvre qu’Hervé Sellin compose la sienne, y voyant le signe du blues dont la forme se compose elle aussi habituellement de douze mesures. Une symétrie qui n’est pas sans rappeler la remarquable architecture marciacaise et ses arcades… Le blues et Boulez feraient-ils bon ménage ? Alors que les « griffes » du maître français n’avaient pas épargné le jazz, ce dernier n’en tient pas rigueur et ne cesse de construire des ponts là où certains voudraient ériger des murs. Un témoignage de plus, s’il en fallait, à l’esprit d’innovation que se partagent les tenants d’une musique moderne et audacieuse, qu’ils cheminent vers New York – Boulez a d’ailleurs succédé à Leonard Bernstein à la tête de son Orchestre philharmonique ! – … ou vers Marciac.
Et nous voici de retour dans le Sud-Ouest de la France qui se prépare à célébrer le swing sous toutes ses formes, comme chaque année depuis plus de quarante ans désormais. Hervé Sellin dédie Bouncing with JIM à toute l’équipe du festival Jazz in Marciac, et clôt le programme par une véritable fête au village dans La maison du roi, dernier hommage rendu à la bastide royale et ses festivités non moins grandioses.
Tout au long de ce voyage en terres de jazz, le plaisir du jeu collectif et de l’interplay orchestral est au cœur du souvenir qu’Hervé Sellin convoque afin d’immortaliser les lieux emblématiques du jazz que sont Marciac et New York, non pas pour en faire des images pieuses mais des tableaux vivants. D’un festival à l’autre, de création en création, l’aventure continue : les terres conquises laissent place à de nouveaux espaces à conquérir, de nouvelles figures à honorer, et de nouveaux paysages à peindre avec les sons.
Manon Fabre