La musique peut-elle, doit-elle imiter la nature, et quelle nature ? Comme le théâtre dans la Poétique d’Aristote, se fonde-t-elle sur une mimêsis ? La musique savante du Moyen Âge, qui se voit comme un art libéral à l’égal de la géométrie et de l’astronomie, se fonde certes sur des lois considérées comme naturelles en matière de rapports harmoniques, mais ne prétend pas imiter des phénomènes sonores superficiels. C’est à la Renaissance qu’apparaît ce genre d’imitation, par exemple avec les célèbres chansons de Janequin (Les Cris de Paris, La Bataille). L’essor de la musique instrumentale au XVIIe siècle est une étape supplémentaire. Monteverdi écrit en 1616 : « C’est par elles-mêmes, et non par le discours que les musiques imitent les bourrasques, les bêlements des moutons, le hennissement des chevaux et d’autres bruits encore. » Le goût pour l’imitation traversera dès lors toute l’histoire de la musique jusqu’à nos jours, avec cependant des connotations très différentes suivant les styles et les époques.
Le Capriccio stravagante de Carlo Farina paraît en 1626 à Dresde. Sa longueur (vingt minutes) et l’utilisation de techniques instrumentales inhabituelles au violon (doubles-cordes, cordes pincées ou frappées) en font à elles seules une pièce exceptionnelle dans la musique imprimée du temps. Mais sa structure formelle est tout aussi étonnante. Des fragments de canzone ou d’airs populaires (Bergamasca) se succèdent, se répondant parfois de loin en loin, plus ou moins transformés. Ces épisodes plutôt joyeux et entraînants sont pourtant étrangement colorés, dans le contrepoint à quatre voix, de chromatismes et de dissonances bizarres. Ils semblent parfois se perdre dans les sables, ou se trouvent interrompus subitement par d’étonnants silences. Ce parcours étrange comme un rêve éveillé est entrecoupé de « stations » (comme dans les Tableaux d’une exposition de Moussorgski) consacrées à l’imitation de divers instruments et animaux. L’auditeur est ainsi guidé dans un voyage onirique à travers un monde de créatures sonores surprenantes, divertissantes ou inquiétantes (le chien), dans un esprit authentiquement baroque par son goût du bizarre et de la fantasmagorie. Ce même esprit anime La Poule de Jean-Philippe Rameau : l’imitation n’y est que le prétexte à la création d’un personnage sonore fantasque et imprévisible.
Parmi les sons animaliers, les chants d’oiseaux, avec leur richesse et leur variété, ont toujours occupé une place particulière. Du jésuite Kircher au XVIIe siècle à Olivier Messiaen au XXe, nombreux sont ceux qui y ont cherché la trace d’une musique divine s’exprimant dans la nature. Lorsqu’il s’agit de les imiter, la flûte, par sa tessiture aiguë, sa légèreté et sa vélocité, est sans concurrent. Dans le Concerto « Il gardellino » d’Antonio Vivaldi, les violons se font cependant partenaires gazouilleurs, tandis que l’orchestre entier semble évoquer le vol agile de l’oiseau lui-même.
Dans le ballet des Éléments (1737) de Jean-Féry Rebel, la nature apparaît d’abord sous sa forme la plus effrayante, celle d’un chaos informe de dissonances. Toutefois, l’esprit classique a alors triomphé ; la matière perd vite son caractère énigmatique et inquiétant pour s’organiser d’elle-même, selon la théorie des quatre éléments : « La Basse exprime la Terre par des notes liées ensemble et qui se jouent par secousses ; les Flûtes, par des traits de chant qui montent et qui descendent imitent le cours et le murmure de l’eau ; l’Air est peint par des tenues suivies de cadences que forment les petites flûtes, enfin les Violons par des traits vifs et brillants représentent l’activité du Feu », dit l’auteur dans sa préface. Les différentes parties du chaos initial « marquent les efforts que font les éléments pour se débarrasser les uns des autres ». La succession des mouvements suivants, qui forment le ballet proprement dit, marque l’apothéose de la danse comme expression des « caractères » divers dont un dieu bienveillant a pourvu chaque élément. Elle dessine le paysage finalement rassurant d’une Nature organisée, conçue pour l’être humain.
Dans les opéras de Rameau, la Nature se fait même le miroir fidèle des passions humaines : les rossignols amoureux célèbrent l’union enfin consacrée d’Hippolyte et d’Aricie. Le papillon inconstant est invité, comme l’amour changeant, à se fixer enfin parmi le Ballet des fleurs de la beauté. L’aquilon fougueux est une image de la jalousie, passion destructrice si elle est incontrôlée. Plus que d’une imitation réaliste d’animaux ou de vents, il s’agit alors d’une stylisation qui lie inséparablement le phénomène sonore réel et l’affect dont il est l’image.
Ce régime bien ordonné des affects trouve cependant son point de dérèglement avec l’Air de la Folie : ayant dérobé la lyre d’Apollon, celle-ci décide de faire « d’une image funèbre une allégresse par [ses] chants ». Sur un texte évoquant le triste sort de la nymphe Daphné se développe un chef-d’œuvre de musique bouffonne. À l’âge classique, c’est dans la folie que se réfugie l’obscurité troublante de la Nature.
Fabien Roussel