« Je dois à Bartók le début d’une vocation », déclarait en 2001 Pierre Boulez à un journaliste de Télérama, faisant allusion à un concert d’octobre 1959. C’est à ce moment-là, en remplaçant au pied levé Hans Rosbaud à la tête de l’Orchestre symphonique de la SWR de Baden-Baden, dans la très exigeante suite du Mandarin merveilleux du maître hongrois, que le goût du jeune compositeur français pour le métier de chef s’est affirmé. Boulez dirigera ensuite la musique de Bartók pendant toute sa carrière, appréciant la façon dont celui-ci « s’est saisi d’authentiques sources populaires pour inventer ensuite son folklore imaginaire », louant « sa prodigieuse vitalité, ses pulsations rythmiques dans la veine de Stravinsky », admirant ses orchestrations et autres effets de timbres singuliers… Plus généralement, c’est la voie originale tracée par le compositeur du Mandarin, parallèlement au dodécaphonisme sériel de ses contemporains Schönberg, Berg et Webern, qui intéresse Boulez : « sa spontanéité d’invention est un excellent contrepoison au carcan théorique que se sont imposé les trois Viennois ».
Cette lecture boulézienne de Bartók peut tout à fait s’appliquer au Deuxième Concerto pour violon du compositeur hongrois. Celui-ci l’écrivit en 1937-1938, trois ans après le Concerto « à la mémoire d’un ange » d’Alban Berg, dont il avait demandé une copie à son éditeur à titre d’exemple. Ce n’est donc sans doute pas un hasard si les chromatismes de Bartók suivent parfois les préceptes du dodécaphonisme viennois (comme le deuxième thème du premier mouvement). La partition brille toutefois par son inventivité et sa liberté, à l’image de la première mélopée du violon, répétée ensuite à de nombreuses reprises mais jamais à l’identique, comme en constante évolution.
Le concept de variation est d’ailleurs présent dans tout le concerto : le finale est ainsi une sorte de gigantesque variation du premier mouvement, avec le retour des deux thèmes principaux (mélopée et idée dodécaphonique) soumis à une allure autrement plus dansante. Quant au mouvement central, il est constitué d’un seul thème chantant auquel Bartók applique une succession de traitements fascinants, l’ornementant délicatement tout d’abord, le satellisant ensuite dans un alliage surnaturel de harpe, de célesta et d’harmoniques, le martelant en doubles cordes, le transformant en ronde de diablotins espiègles… Si le violon est toujours au centre du jeu avec une multitude de gestes virtuoses, Bartók applique un soin de chaque instant à tous les timbres de l’orchestre, préfigurant son fameux Concerto pour orchestre à venir.
Parmi les contemporains de la Seconde école de Vienne qui ont retenu l’attention de Boulez, on pourrait oublier Alexandre Scriabine, tant celui-ci se démarqua par un mysticisme auquel le chef et compositeur français était, de son propre aveu, imperméable. Mais le maître russe fit des expérimentations de nature à aiguiser l’œil et l’oreille de Boulez. Scriabine avait ainsi élaboré un « accord mystique » de six sons qui n’est pas éloigné des recherches de Wagner ou Schönberg… Quant à son Poème de l’extase écrit entre 1904 et 1908, il comporte certes un volet littéraire exalté (dont l’auditeur peut tout à fait se passer, selon le compositeur lui-même), mais son architecture n’en est pas moins stupéfiante : Scriabine agence six sections l’une à la suite des autres, chacune d’entre elles reposant sur un multiple de 36 pulsations. C’est toutefois moins ce jeu mathématique que la puissance des effets rythmiques et orchestraux de la partition qui ont marqué Boulez, celui-ci y voyant des éléments précurseurs de L’Oiseau de feu de Stravinsky.
En 1999, Peter Eötvös se pose lui aussi des questions d’ordre arithmétique face à une partition, comme Scriabine. Il est Hongrois, comme Bartók dont il a appris la musique « comme une langue maternelle ». Il est chef et compositeur, comme Boulez dont il est un héritier direct – en 1979, il a pris à son tour la direction musicale de l’Ensemble intercontemporain. Vingt ans se sont écoulés et Boulez vient de lui passer commande d’une création pour le London Symphony Orchestra. Alors que l’an 2000 approche, Eötvös repense à Domaines, une œuvre de Boulez qu’il a souvent dirigée et qui l’a toujours intrigué, à cause de ce chiffre zéro qui surmonte la première mesure en lieu et place de l’habituel « 1 ». Aussi imagine-t-il une partition qui comblerait l’espace entre « 0 » et « 1 », qu’il baptise zeroPoints. En neuf sections enchaînées, numérotées de « 0.1 » à « 0.9 », Eötvös déploie comme neuf manières d’ouvrir une œuvre – et commence malicieusement par trois brefs mi bémol de clarinette, qui reproduisent à une fréquence de 1000 Hz le compte à rebours habituellement utilisé dans les sessions d’enregistrement de musique de film.
Si ce geste, comme le concept général de l’œuvre, n’est pas dénué d’humour, la partition de ce compositeur récemment décédé comporte aussi une part de nostalgie : le trémolo initial des contrebasses imite ainsi le bruit des vieux disques vinyles qui ont façonné l’enfance musicale d’Eötvös. Quant à cette succession de zeroPoints, on peut l’entendre comme une ouverture aux multiples possibilités d’un nouveau millénaire… ou comme une manière d’offrir à son père spirituel un retour à la « langue maternelle », cet esprit de la variation pour orchestre cher à Bartók.
Tristan Labouret