Venise, le matin : la ville s’ébauche dans les miroitements du canal. Lentement, presque mystérieusement, s’élabore un premier poème de Rainer Maria Rilke (Venezianischer Morgen) en voix parlée et chantée : dialogue entre les mots et les sons. Les impulsions brèves, du pianississimo au fortissimo, sont entrecoupées de silences à la manière d’un hoquet médiéval. Des imitations faussées de micro-intervalles sur de brefs fragments rappellent, furtivement, le contrepoint renaissant. Ductiles et ornées, les mélodies forment quant à elles écho à l’idiomatique baroque. L’Histoire est là, comme souvent sous-jacente à la pensée créatrice de Bruno Mantovani. Sur ce canevas multiple où l’on peut imaginer, fugitive, l’immémoriale Cité des Doges chère au poète, deux chœurs se répondent, se complètent, s’opposent, ouvrant vers le passé musical italien comme une des « fenêtres princières » évoquées dès le premier vers.
Volontiers déconstruit, saisissant miroir de l’errance rilkéenne, le texte se fait matière au gré de l’inspiration du compositeur, souffle timide anticipant le « vent fatal » qui l’achève, « sentiment de flot » continu affluant et refluant sans cesse. En surgissent ici une opale, là une nymphe séduite par Zeus, avant que s’élève la basilique San Giorgio Maggiore. Le calme revient alors, le temps se fixe, les voix soudainement verticales dessinant une manière de choral. C’est maintenant la fin de l’automne (Spätherbst in Venedig) : la ville, dans ce second poème, a cessé de « dériver tel un leurre ». L’été n’est plus qu’un fantôme las hantant les jardins, la tête en bas. De l’Arsenal déserté s’élancent les galères, glissant sous un vent duquel émerge à nouveau, peu à peu, le rayonnement du matin, écho du miroitement initial. La boucle se referme, qui a conduit de l’abstraction à la figuration… ou l’inverse. Tout est possible. Et tout se veut possible dans cette création, prélude à l’office qui suit.
Remontons le temps et quittons la Sérénissime… En 1610, Claudio Monteverdi a quarante-trois ans. Il réside à Mantoue, au service des Gonzague depuis vingt ans. Trois ans plus tôt a été créé son Orfeo. Il est veuf avec trois enfants à charge et espère améliorer son train de vie, la charge de maître de chapelle du duc qu’il occupe depuis la fin de 1601 ne lui suffisant plus. Il offre alors au pape Paul V un recueil monumental de compositions sacrées, attendant très probablement du pasteur suprême non seulement un poste pour lui, mais une place et une bourse pour son fils aîné au séminaire de Rome. Hélas, la tentative se solde par un échec : si la musique est acceptée, Monteverdi devra attendre trois ans pour changer de vie… à Venise, où il occupera la charge de maître de chapelle à partir de 1613.
Le recueil offert au pontife comporte une « messe pour la très sainte Vierge à six voix » dont le matériau d’origine est précisé plus loin (il s’agit du motet In illo tempore de Nicolas Gombert) et des « Vêpres pour plusieurs voix avec quelques chants sacrés convenant aux chapelles comme aux chambres ducales ». Ces Vêpres sont encore aujourd’hui auréolées d’un certain mystère. Le titre de Vespro della beata Vergine sous lequel l’office est aujourd’hui connu apparaît en tête de la seule partie de basse continue et certains chercheurs s’interrogent sur la réelle destination de l’œuvre, suggérant que sa fonction mariale ait pu être un argument de vente. En effet, outre le Magnificat final – cantique de clôture de toutes les cérémonies vespérales –, seules deux pièces, placées à la suite l’une de l’autre à la fin de l’office, sont strictement mariales : la Sonata sopra Santa Maria – sonate instrumentale fondée sur l’invocation « Sancta Maria ora pro nobis » – et l’hymne Ave Maris Stella, pour solistes et chœurs. Enfin, on ignore tout des conditions et du lieu de leur création. D’aucuns pensent que l’office a pu être donné dès 1607. Quelques autres penchent pour une première en 1610, dans la basilique Santa Barbara de Mantoue, alors utilisée comme chapelle du palais ducal.
L’ensemble déroule quatorze grandes pièces – deux Magnificat sont proposés, l’un en style ancien, l’autre plus novateur (choisi ce soir) –, dans lesquelles Monteverdi affirme toute l’étendue de son savoir-faire. Parfois rehaussé d’instruments (Invitatorium), le plain-chant y est généralement énoncé en cantus firmus à l’une des voix dans les psaumes, parfois même enrichi de variations (Sonata sopra Santa Maria). Si la fanfare initiale, qui est aussi celle de l’ouverture de L’Orfeo, est la signature des Gonzague, style concertant (Dixit Dominus) et polychoralité à trois (Lætatus sum, Lauda Jerusalem), quatre (Laudate pueri) et cinq (Nisi Dominus) parties y sont emblématiques de l’esthétique en usage dans la Cité des Doges. Hymne et motets sont a voce sola (Nigra sum), en duo (Pulchra es), en duo puis trio (Duo seraphim), ou invitent le chœur dans le discours soliste (Audi cœlum, Ave Maris Stella). Des ritournelles instrumentales – encore un écho « moderniste » – se glissent volontiers dans le discours (Dixit Dominus, Ave Maris Stella). Cette Mantoue-là a décidément beaucoup de Venise en elle.
Anne Ibos-Augé