« Par quel biais aborder le monde, par quelle phrase débuter le récit ? On est parfois inquiet d’avoir à choisir parmi tous les commencements possibles », écrit la philosophe Claire Marin dans son récent essai Les Débuts (2023). Ludwig van Beethoven a-t-il été inquiet avant de décider en 1795 que son Trio pour piano et cordes en mi bémol majeur serait le premier ouvrage de son premier opus ? On peut imaginer que ce jeune homme de 24 ans, surtout réputé jusqu’alors pour son talent de pianiste et d’improvisateur, a hésité plus d’une fois avant d’ouvrir son catalogue de compositeur. On sait qu’il a attendu de disposer d’une œuvre assez solide, assez juste, assez personnelle pour franchir le pas. On pense que l’estime que lui portait Joseph Haydn, auprès de qui il prenait alors des leçons fructueuses, l’a encouragé.
Une fois paru, son triptyque de Trios op. 1 a remporté un véritable succès auprès des connaisseurs et on peut comprendre pourquoi en se penchant sur la partition. Le Trio en mi bémol majeur n’a rien d’un exercice d’étudiant. Ses quatre mouvements proposent une architecture ambitieuse, aussi bien sur le plan de la forme globale que dans la gestion de l’effectif ou dans le choix des motifs. Beethoven impose déjà son style : on note la concision des idées, les thèmes partant généralement de gestes extrêmement simples ; l’envie de développer et varier le propos plus que de coutume, quitte à étirer les dimensions de l’ouvrage ; le traitement imaginatif des instruments, le violoncelle en particulier s’émancipant de son rôle traditionnel de basse pour acquérir une véritable autonomie mélodique ; un désir d’unité de l’œuvre, plusieurs motifs revenant d’un mouvement à l’autre (l’arpège ascendant qui ouvre le premier mouvement, le mélisme élégant qui commence le deuxième).
Certes, l’ensemble a ses limites. Les thèmes principaux n’ont ni la force de caractère ni l’urgence qu’on trouvera dans les trios suivants, les sections de développement manquent çà et là de fluidité et de naturel, le discours se repose parfois trop sur une mécanique pianistique classique, joliment ornementée, qui trahit les doigts de l’instrumentiste sur la plume du compositeur. Mais l’aboutissement est indéniable ; on comprend pourquoi Beethoven ne sentira pas la nécessité de revenir au genre du trio pour piano et cordes avant 1808, année du Trio op. 70 n° 1.
Tout a changé alors dans la vie du compositeur qui n’a plus à faire ses preuves et traverse une période d’intense activité – le Trio op. 70 n° 1 suit de près les fameuses Cinquième et Sixième Symphonies. Il est impossible de ne pas entendre ce changement de statut dans le premier mouvement balayé d’un souffle épique, où les sautes d’humeur brutales alternent avec des jeux contrapuntiques aussi savants qu’inattendus. L’écriture pianistique a perdu tout aspect galant, jusque dans le Largo qui n’a rien du doux intermède auquel on pourrait s’attendre.
Beethoven innove, se prive de son habituel scherzo pour échafauder une œuvre en seulement trois mouvements dont le centre de gravité est ce vaste Largo en ré mineur, page sombre, fantastique, sinueuse, où la concision des motifs présentés dès les premières mesures est mise au service d’une dramaturgie puissante – c’est ce qu’il manquait au Trio op. 1 n° 1. Le climat glacial et mystérieux de ce mouvement vaudra à l’œuvre son surnom : « Les Esprits ».
Écrit trois ans plus tard, le Trio « à l’Archiduc » op. 97 vient refermer la série des trios beethovéniens. Les points communs avec le premier-né ne manquent pas : on y trouve toujours un goût pour les motifs brefs, une importance accordée au développement des idées, une envie d’explorer les sonorités du trio. Mais Beethoven semble ici chercher à atteindre une autre dimension, élargissant encore les proportions de son ouvrage, évacuant l’organisation régulière et prévisible du style galant pour s’échapper dans des lignes mélodiques amples, transcendant les gestes classiques pour expérimenter des combinaisons nouvelles – à cet égard, le passage central du premier mouvement est extraordinaire, avec son alliage quasi bruitiste de trilles et de pizzicati.
Si Beethoven revient au scherzo après s’en être privé dans le Trio op. 70 n° 1, c’est cette fois-ci pour mieux renouveler le genre : on y trouve une sorte de fugue sévère au chromatisme tortueux, inattendue dans ce genre de mouvement traditionnellement pétillant. Puis c’est l’Andante cantabile et son hymne-choral, un de ces moments d’éternité où Beethoven semble suspendre le temps musical pour entrer dans un autre monde. On peut y entendre l’écho du mouvement lent du Concerto n° 4, où le piano charmait l’orchestre furieux avec son chant d’une pureté divine, ou la préfiguration des Sonates op. 109 et 111. Le compositeur passe et repasse sur son hymne toujours renouvelé par des variations qui sollicitent la virtuosité du pianiste, avant un finale rendu plus spectaculaire encore par son épilogue presto. Alors que le Trio op. 1 n° 1 marquait une forme d’aboutissement, l’op. 97 est une porte ouverte vers de nouveaux commencements possibles. Peu après la mort de Beethoven, Franz Schubert s’inspirera d’ailleurs très largement de cet « Archiduc », lui donnant deux héritiers non moins célèbres : ses Trios D. 898 et D. 929.
Tristan Labouret