Nul n’ignore la polysémie du terme « jouer » lorsqu’il concerne la musique. Le jeu musical peut être une activité ludique, certes, mais il requiert aussi de l’exécutant un sérieux savoir-faire. Surtout que les règles fluctuent au fil de l’histoire. Elles prennent racines dans différentes conventions esthétiques, bourgeonnent en partitions, fleurissent sous les doigts de l’interprète… Ce soir, les règles du jeu découlent d’une vision singulière, celle du compositeur György Kurtág. Depuis les années 1970, son catalogue s’emplit de játékok (« jeux » en hongrois). Les interprètes peuvent agencer librement ces pièces miniatures, les coupler à d’autres œuvres ou modifier leur instrumentation, dans l’optique de faire foisonner les intertextualités du programme. Des liens se tissent : la flûte d’un berger annonce celle du dieu Pan, le pépiement des oiseaux répond à la berceuse des éléphants, les arabesques se démultiplient en perpetuum mobile… Alors, faites vos jeux et que la partie commence !
Le terme de « microlude », suggérant un jeu miniature, a été employé pour décrire les játékok de Kurtág. Bien qu’anachronique, il s’applique idéalement aux six morceaux pour piano du Children’s Corner de Claude Debussy. On y trouve en effet les proportions réduites, la concentration du matériau, la dimension ludique récurrentes dans les piécettes de Kurtág. En juillet 1908, Debussy l’adresse à sa « chère petite Chouchou, avec les tendres excuses de son père pour ce qui va suivre ». Le Children’s Corner s’apparente à un recueil de rêveries enfantines, à un livre d’images où se succèdent un éléphant pataud, une poupée ingénue ou encore les clowns Foottit et Chocolat. Accessible sans être simpliste, juvénile sans être immature, le cycle séduit autant les apprentis pianistes que les virtuoses accomplis. Son succès est tel que plusieurs transcriptions en sont tirées : celle de Carlos Salzedo reprend le trio debussyste de la Sonate pour flûte, alto et harpe.
Le corpus de Debussy regorge de pièces brèves, parfois abstraites comme la délicate Arabesque n° 1 (1890-1891, transposée ici du piano à la harpe), souvent imagées, comme dans le cas de Syrinx. Debussy mit plus de trois ans à livrer cette dernière composition, malgré sa courte durée (trois minutes) et son effectif limité à la flûte solo. Dès 1909, l’écrivain Gabriel Mourey lui commande la musique de son drame Psyché. Le musicien repousse sans cesse l’échéance et renonce finalement au projet. Seule rescapée de l’aventure, Syrinx devient l’une des œuvres majeures du corpus pour flûte. Et pour cause : la lamentation de Pan pleurant la nymphe Syrinx, transformée en roseau pour échapper à son indésirable prétendant, dégage une étonnante modernité. Les mélodies chargées de chromatismes dessinent des courbes sensuelles, quand les respirations sculptent de soupirs l’improvisation du dieu.
Un siècle plus tard, Kurtág semble se remémorer Syrinx dans certaines de ses pièces pour flûte seule. « …preparation, experiments for the creation of a perpetuum mobile… », tiré de son op. 39 (1997), prend ainsi les traits d’une (fausse) improvisation, théâtralisée par les commentaires onomatopéiques de l’interprète. L’esthétique de la déploration imprègne quant à elle le « Doloroso » de 1992 ou « …ein Brief aus der Ferne an Ursula… », écrite en 2014 à la suite du décès de la harpiste Ursula Holliger. Ces pièces condensées proviennent du cycle in progress des Jelek, játékok és üzenetek (« Signes, Jeux et Messages »), amorcé dans les années 1980 pour divers instruments. De nombreux portraits l’émaillent, Kurtág puisant son inspiration dans les évènements ou rencontres de son quotidien. Il lui arrive également de se référer aux musiciens du passé, comme dans l’« Hommage à J. S. B. », où il réinvestit une pratique chère à Bach : suggérer la polyphonie par l’articulation des lignes monodiques.
Dans sa Sonate en mi bémol majeur BWV 1031 (1734), adaptée ici pour flûte et harpe, Johann Sebastian Bach ne recourt pas aux subterfuges d’une polyphonie latente. C’est que tout y est déjà contrepoint, les deux lignes du clavecin originel s’entrelaçant avec aisance à celle de la flûte. Cette dernière, altière et souriante dans les mouvements vifs, se teinte d’une douce mélancolie dans le poétique « Siciliano ».
La nostalgie imprègne encore l’ouverture de la Sonate pour flûte, alto et harpe de Debussy. Ce sentiment se dissipe rapidement pour céder place à un florilège de thèmes évanescents : nimbés chacun d’une luminosité radieuse, ils viennent contrer les jours de guerre. Car Debussy conçoit cette sonate durant l’automne 1915. En réaction au conflit qui déchire l’Europe, il affirme son identité nationale en renouant avec le genre baroque de la sonate en trio, un ancrage dans l’ancien temps que prolonge l’archaïsme des thèmes. Un dernier lien se tisse : comme Kurtág rendant hommage à Bach, le souvenir du XVIIIe siècle impulse chez Debussy une esthétique toujours plus moderne. Enraciné dans le passé mais tourné vers le futur, le jeu musical ne cesse de se ramifier.
Louise Boisselier