Quand Bruno Mantovani m’a proposé d’écrire un Chant de la terre d’aujourd’hui (en référence à Das Lied von der Erde composé par Gustav Mahler en 1909), j’ai tout de suite accepté, tout en sachant le défi que cela représentait. Défi d’abord de trouver son propre chemin dans le sillage d’une œuvre aussi puissante. Défi quant au format, au développement sur une vaste durée d’une dramaturgie musicale puisant sa source dans des textes poétiques.
Mahler a sous-titré son œuvre « symphonie pour ténor, alto et grand orchestre », montrant par là l’importance de la partie instrumentale, prépondérante par rapport aux voix, même si celles-ci sont déterminantes dans l’expression. Ce même équilibre s’est imposé à moi du fait de la relative brièveté des poèmes. Mais pour m’approprier ces textes adaptés de la poésie chinoise et les emmener vers mon propre univers, j’ai choisi de les mettre en regard de deux sublimes poèmes de Rainer Maria Rilke, extraits des Poèmes à la nuit qui me sont particulièrement chers. Par leur hymne à l’amour et au ciel, par leur respiration, ils résonnent avec le lien intime qui relie l’homme à la nature et les interrogations existentielles qu’expriment les textes originaux.
Mon Chant de la terre comprend donc un prologue instrumental, sept mouvements, deux « passages » et est écrit pour ténor, mezzo-soprano et un orchestre de chambre de seize musiciens. J’y explore tous les registres de l’expression, la gravité, la plus profonde intériorité (Un solitaire en automne, Respire l’obscur de la terre, L’Adieu), la douceur (Un tel souffle), l’ivresse du désespoir (Chanson à boire de la douleur de la terre), l’énergie jaillissante et lumineuse (De la beauté) ou cette vision quasi cinématographique d’une réunion d’amis (De la jeunesse) traitée en un mouvement perpétuel.
Réinvestir aujourd’hui tous ces champs expressifs, c’est aussi réinvestir, à la lueur de ce qu’ont ouvert les révolutions musicales successives du XXe siècle, les dimensions mélodiques, harmoniques, jouer avec les couleurs du timbre, avec la diversité rythmique pour construire un univers qui semble étrangement familier tout en étant surprenant, ouvrant sur l’inouï à chaque instant. Ce Chant de la terre est dédié à Bruno Mantovani, in memoriam Gustav Mahler.
Laurent Cuniot
Au lieu de pleurer dans les oreillers,
lève tes yeux pleins de larmes.
C’est ici déjà, à partir de ton visage
en pleurs,
de ton visage qui s’achève,
que l’univers impérieux commence
et se propage.
Qui brisera, si c’est dans cette
direction que tu te presses,
le courant ?
Personne. Sauf toi,
si soudain tu te mettais à lutter
contre
l’orientation puissante
de ces astres vers toi.
Respire.
Respire l’obscur de la terre et de
nouveau lève les yeux !
Rainer Maria Rilke, Poèmes de la nuit