Ce programme rend hommage à Orlando Gibbons (ca 1583-1625), compositeur dont nous célébrons cette année le quatrième centenaire de la disparition, à son environnement musical outre-Manche et, enjambant un siècle, à un autre géant, Georg Friedrich Haendel (1685-1759).
Les années 1620 marquèrent un épanouissement remarquable de la musique d’orgue, et plus généralement pour le clavier, dans toute l’Europe. On ne compte plus les chefs-d’œuvre, qu’ils soient signés Frescobaldi en Italie, Correa de Arauxo en Espagne, Titelouze en France, Sweelinck aux Pays-Bas ou encore par les innombrables auteurs du Fitzwilliam Virginal Book en Angleterre, dont d’ailleurs le fameux Sweelinck, organiste de la vieille église d’Amsterdam, faisait curieusement partie. Il faut dire que la Renaissance anglaise s’était amorcée sous le règne d’Henri VIII (1509-1547), très bon musicien, organiste, claveciniste et flûtiste, qui possédait une collection de trois cents instruments richement décorés. Sa fille Élisabeth Ire allait connaître un règne long de quarante-cinq années (1558-1603) qui vit s’épanouir de petits ensembles constitués de violes ou de flûtes, appelés consorts, accompagnés par une profusion remarquable de musique vocale, notamment religieuse, et d’extraordinaires pièces pour le clavier (virginal, clavecin, orgue pour l’essentiel). On est émerveillé par la naissance d’une nouvelle école de clavier, empruntant à la polyphonie vocale, mais s’épanouissant surtout dans de nouvelles formules virtuoses et inventives. Ce style naissant a été probablement influencé par la présence d’Antonio de Cabezon, organiste aveugle de la cour de Charles Quint puis de Philippe II, riche de ses voyages avec les souverains, qui aurait transmis à l’école anglaise une tradition florissante venue entre autres des Flandres. Cabezon avait en effet accompagné Philippe II lors de son séjour à Londres, qui dura près d’un an et demi, au moment de son mariage avec Marie Tudor en 1554.
Orlando Gibbons était le fils de William Gibbons, qui fut directeur de la musique à Cambridge et Oxford, et le frère du chef de chœur du King’s College. Il devint claviériste de la cour dès 1603 puis organiste de la Chapelle Royale deux ans plus tard. Il résida ensuite à Westminster et y tint les claviers à partir de 1623. Gibbons était le musicien de prédilection du pianiste Glenn Gould ; Pierre Boulez possédait des partitions de Gibbons et de ces compositeurs « élisabéthains » sur son piano et les jouait volontiers avec gourmandise, selon le témoignage de Bruno Mantovani.
Nous entendrons ce soir des pièces aux contours très variés. Le Ground est une musique basée sur une basse obstinée, un principe unique au-dessus duquel se déploie l’imagination instrumentale de Gibbons. L’Ayre est une polyphonie profane. La Pavane, enfin, est une danse lente à deux temps.
Peter Philips (1561-1628) fut, en raison de sa foi catholique qui le conduira à la prêtrise, un infatigable voyageur durant la première partie de sa vie, se rendant à Rome, à Gênes, puis se stabilisant enfin dans les Flandres. Il y rencontra Sweelinck. Fécond compositeur de musique vocale, il adapta pour le clavier certains de ses propres madrigaux, véritables poèmes polyphoniques, comme ici le sublime Fece da voi, enrichi de figures instrumentales.
John Bull (ca 1562-1628) était entre autres qualités facteur d’orgues. Il fut chassé d’Angleterre en raison de sa vie privée, jugée trop libertine, et s’installa aux Pays-Bas. Il finit sa brillante carrière à Anvers. Bull’s Goodnight est un joli et savant ground qui annonce les Variations Goldberg de Bach, dans des dimensions évidemment plus modestes, mais dans le même ton.
On connaît peu de détails sur le parcours de Giles Farnaby (1563-1640), auteur de cinquante-trois pièces connues à ce jour pour le clavier. Loth to Depart exprime la mélancolie du départ, avec une petite suite de variations de plus en plus élaborées sur un polyphonie un peu lancinante qui joue sur l’ambiguïté entre deux modes.
William Byrd (ca 1540-1623) fut l’élève puis le collaborateur du prestigieux Thomas Tallis. Bien que fervent catholique, il bénéficia du soutien et de la protection de la reine. The Bells est une des premières pièces d’un genre qui fera le bonheur des Français dans les siècles suivants, imitant les sonorités des carillons.
Franchissons un siècle mais restons à Londres, avec un des rares compositeurs baroques enregistrés par Pierre Boulez, à savoir Georg Friedrich Haendel. Musicien cosmopolite, il fut d’abord organiste avant de se lancer dans la composition d’opéras, puis d’oratorios en Angleterre. Ces derniers étaient volontiers entrecoupés de Concertos pour orgue et orchestre que le virtuose interprétait lui-même. Ces partitions brillantes obtinrent un succès remarquable, à tel point que Haendel supprima lors de leur publication les passages les plus recherchés, se les réservant pour son seul usage lors de leurs exécutions. Par ailleurs, il écrivit aussi quelques pièces moins développées, mais de toute beauté, notamment des Fugues, qui font regretter que sa production pour l’orgue ne soit pas plus étendue.
Ce sont deux âges d’or de la musique instrumentale qui sont esquissés lors de cette soirée. À l’élaboration d’un véritable répertoire autonome pour le clavier répond l’effervescence d’un style baroque éloquent inspiré de l’Italie : voyages dans le temps et dans l’espace !
Éric Lebrun